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Bamboo Boy

Il se penche. Il est crispé. Il tire par une anse un sac de voyage en toile bleue barré en vert de l’inscription Bamboo Boy. Il tient de la main gauche la longue feuille de carton vert et le papier blanc carré imprimé en bleu, en évitant de toucher de ses doigts humides l’encre du stylo à bille. Il se redresse. Il est fourbu. Il souffre du bruit de la foule, des cris, des enfants qui pleurent, des remontrances des femmes en uniforme qui canalisent les arrivants.

La queue n’avance que lentement. Devant lui, un couple aux cheveux blancs plaisante en français. L’homme a un grand chapeau mexicain accroché dans le dos. Ils viennent d’un autre avion.

Il scrute les fonctionnaires dans leurs cages de verre. Il leur trouve l’air maussade, ou désinvolte, ou revêche. Ils doivent être fatigués eux aussi. Il soupire. Ses poumons lui font mal de nouveau, comme s’ils étaient à moitié remplis de petits grains acides et pointus.

 

Le sac à la main, bien droit, il se tient maintenant sur la ligne jaune. Il regarde intensément les mouvements du fonctionnaire. Il n’entend pas ses mots. Ses oreilles bourdonnent du bruit de la foule. Il serre les dents. Puis il esquisse un sourire. Il s’humecte les lèvres. Il essaie de se détendre. Il est prêt. Il s’élance dès que l’agent rend ses papiers à l’homme au chapeau mexicain. Il pose son passeport et les formulaires sur la tablette, il les fait glisser doucement vers le fonctionnaire en laissant tomber le sac à ses pieds.

 Good morning.

Il entend le sang battre ses tempes. Il n’y a pas de raison.

 

Ses yeux sont rougis, secs et brûlants. Il se sent poisseux. Dans la lumière grise et beige, le miroir le montre livide, froissé de la tête aux pieds. La voix lointaine et caverneuse du pilote annonce le début de la descente. Fin de la parenthèse. Fin de la liberté. Fin de l’absence. Il se brosse les dents. Il essaie de se rafraîchir le visage. L’eau lui semble glissante, elle ne mouille pas. Elle n’est ni froide ni chaude. Elle n’a pas de goût, pas de consistance. Il mouille un peigne sous le robinet d’eau froide et se le passe dans les cheveux. Il rentre sa chemise dans son pantalon, la redresse aux épaules, essaie d’effacer les plis, boutonne son col, serre sa cravate. En classe économique, les toilettes sont repoussantes à la fin du vol. Il se regarde de profil dans le miroir. Puis de dos. Puis de face encore. Il se sent misérable, profondément désemparé. Il ne comprend pas. En séchant, quelques mèches rebelles font des boucles dans son cou. Il essaie de les aplatir. Elles résistent. Il aurait besoin de se raser. Il n’en a pas le courage. On tire l’enfant par la main vers la cour de l’école. Il est blanc de propreté, encore moite, mal à l’aise dans ses vêtements neufs, son cartable trop grand sur le dos, la peur au ventre. Pourtant il crâne. Il se tient droit. Il serre les mâchoires. Il libère sa main de celle qui le conduit. Il veut y aller seul. C'est une fin d’été qui ressemble à un début d’hiver. C'est le premier jour de classe. Il n’y a que des obstacles partout. Des dangers inconnus. Il regarde droit devant lui. Il sait qu’on l’observe. Il sait que chacun de ses gestes, chacun de ses mots sera répété au voisinage, commenté, amplifié, défiguré, tourné en ridicule, tourné en affection condescendante, détourné de lui, volé. Il ne pleurera pas. Quoi que réclament ses yeux qui le piquent, il ne pleurera pas, il ne tiendra la main de personne.

Il vide le petit lavabo ovale. Le savon s’étale sur les bords. Aux dernières gouttes, le bruit de l’appel d’air le fait sursauter, comme toujours. Il actionne les deux robinets. Il lave le lavabo et la tablette avec une serviette en papier, courtesy to the next passenger, comme le demande l’inscription à moitié déchirée sur le miroir. Il tasse la serviette détrempée dans le trou qui déborde de kleenex sales. Il entend qu’il soupire. Il fait couler l’eau froide encore. Il se mouille le visage encore. L’eau est toujours aussi fade. L’avion descend à travers quelques turbulences. Il préférerait qu’il n’atterrisse jamais. Il se sèche le visage. Il tire le verrou, la porte coulissante résiste un peu, il force, il se glisse par l’ouverture pendant qu’une femme en robe verte se hâte de prendre sa place.

Les passagers sont aussi défraîchis que lui. Certains essaient encore de dormir, appuyés de biais contre le dossier de leur fauteuil, les cheveux en désordre comme sur une mauvaise photo de mode, la bouche ouverte, la couverture tombée sur les genoux. D’autres se préparent à l’atterrissage, ouvrent les compartiments à bagages, regroupent leurs affaires, plient leurs journaux, se contrarient les uns les autres, essaient de remettre leurs chaussures. Il se sent étranger. Il regagne sa place. Il replie sa couverture qui crépite d’électricité statique. Il chasse de la main les miettes tombées sur son siège. Il s’assied. Il redresse son dossier. Il croise les jambes. Il attend.

Puis il se lève, il ouvre le compartiment au-dessus de lui. Il vérifie que le sac est toujours là. Il le tâte de la main. Il est rassuré. Il referme. Il se rassied. Il croise les jambes de nouveau. Il sent une rougeur lui monter au visage. Il n’ose pas regarder autour de lui. Il décroise les jambes.

 

Une violente douleur lui scie le corps. Le dos, la poitrine, le thorax. Elle le tient à la gorge comme si elle l’étranglait. Il ne respire plus. Il se raidit. Douleur aiguë qui le transperce de part en part. Douleur de ces paillettes qui lui remplissent les poumons, filaments fragiles et cassants, plaques infimes de verre coupant. Douleur imaginaire. Douleur de la peur. Effet de la raideur et de l’immobilité. Fruit de la sécheresse. L’air comme un nuage de sable compact. Il s’efforce d’expirer. Il se plante les ongles dans la paume des mains. Il a l’impression d’avoir poussé un gémissement.

Le fonctionnaire est une grosse femme aux cheveux décrêpés. Elle porte un uniforme, avec des plaques et des gallons. Sa chemise est trop étroite, elle est assise trop bas. Elle ouvre le passeport, le retourne, cherche la photo, lève les yeux, vérifie. Le voyageur croise son regard. Il essaie d’esquisser un sourire. La casquette est posée sur l’écran de l’ordinateur. Il a peur qu’elle n’entende les battements de son cœur. Il s’assure du talon que le sac est toujours à ses pieds. La fonctionnaire coche les rubriques du formulaire vert, une à une, d’un gros trait noir. De temps à autre, elle corrige une lettre qui lui semble mal formée. Elle a l’air excédé. Puis elle se tourne vers le clavier, saisit le nom sans trop hésiter, attend une confirmation, se met à tapoter des doigts sur le bord de la table en signe d’agacement, se retourne vers le voyageur, les lèvres pincées, et le dévisage intensément, comme s’il s’agissait de mémoriser ses traits. Le temps semble long. Un silence mat s’abat sur la salle, les sons commencent à s’oblitérer mutuellement, à former une simple oscillation de l’espace, comme un mur de chaleur, comme un mirage tout proche. La main qui se tend avec insistance ne doit pas sentir la moiteur de la peau. Il refuse cette main. Il met la sienne dans la poche de sa culotte. Il devine que cette attitude lui attirera les quolibets. Billy the Kid. Mortimer le bougon. Il froisse son nez pour marquer sa tristesse. D’autres enfants passent comme lui les grilles de la cour. Ils se regroupent au bas du perron, chacun flanqué de son adulte. Devant la grande porte de bois, la directrice se tient toute droite dans sa blouse blanche, comme une infirmière courroucée par une épidémie. La main se pose sur l’épaule de l’enfant. Il se dégage. Il va pleurer. Il n’appartient à personne. Il ne veut pas partager. Il veut garder pour lui seul son premier jour d’école. Comme un premier amour. Comme un premier secret de solitude. La main le rattrape, plus insistante, plus solide. Le cœur s’emballe, de peur et de dépit, de honte. Une deuxième main s’abat sur l’autre épaule. Il est pris au piège de deux pinces acérées aux ongles vernis. Il essaie de lutter. Il est trop faible, il est trop mortifié. Ici déjà, les bruits de la cour s’effacent sous le bruit du sang qui bat les tempes.

 

La femme en uniforme applique des tampons rouges et noirs, dans un mouvement éprouvé par l’habitude. Elle découpe une partie du carton vert, l’agrafe dans le passeport qu’elle referme en y glissant la feuille blanche, elle aussi frappée d’un tampon, et fait claquer le tout sur la tablette. Le voyageur est blanc de sueur. Il ne respire pas. Il prend ses papiers, se penche dans un vertige pour attraper les deux anses du sac, trébuche, se redresse, part sur sa gauche en suivant la flèche. Après quelques mètres, il oblique à droite. Hors de vue des agents, il glisse ses papiers dans la poche de sa chemise, s’éponge le front et les lèvres du dos de la main, inspire, expire. La douleur renaît aussitôt. Des milliers de petits éclatements aigus dans la poitrine. Il est arrêté dans le couloir, son sac à la main. D’autres voyageurs le dépassent. Il doit y avoir des caméras partout. Chacun de ses gestes peut être observé, analysé, enregistré, stocké. Chaque instant de solitude peut lui être volé. Il ne doit pas rester là. Il met la main à son cou pour sentir les battements de son cœur à la carotide. Il ferme les yeux. Il se concentre. Il se calme. Il respire. Régulièrement. Lentement. Consciemment. Malgré la douleur. À travers la douleur, au-delà de la douleur. Ce n’est rien.

Ses traits se détendent. Il reprend son chemin, arrive à l’escalier mécanique, s’engage dans la descente, pose le sac entre ses pieds. Il ne peut pas se dégager. Il ne peut rien faire. Les marches du perron qu’il espérait monter la tête haute lui apparaissent maintenant comme les gradins d’un temple macabre. Il essaie de se libérer de l’emprise des deux grandes mains qui l’enserrent. Il n’y parvient pas. Il va crier. Il veut crier. Il n’y arrive pas. Il veut être libre. Ce n’est pas permis. Il veut entrer en homme libre dans sa première salle de classe, suivi de l’odeur féroce du cartable neuf. C'est impossible. Un étau l’immobilise, rigide et rieur, bavard, gêné. Faisant ses commentaires à une autre dame, dont l’enfant sage est tenu par la main. Il est rouge de honte et de dépit. Mais il ne pleurera pas. Il se laisse tomber plutôt. Il s’effondre de tout son poids, comme si ses jambes se dérobaient sous lui. Il fait le mort. Il faudra le traîner sur les marches. C’est sa pauvre défense. C'est sa piètre vengeance. Il croise le regard de la directrice, inquisiteur et définitif. Les doigts aigus se plantent dans ses épaules, essaient de le retenir mais n’en ont pas la force. Dans le brouhaha indifférent, l’enfant courageux se blesse aux genoux, salit ses vêtements neufs, s’offre aux moqueries. Il voudrait oublier. Il voudrait ne pas être. On lui fera des reproches.

Il se penche, il reprend le sac. Il le tient des deux mains devant ses jambes. Il est encore crispé. Parvenu au bas de l’escalier, il tourne à gauche dans la grande salle bondée où arrivent les bagages. Il cherche du regard sur le panneau lumineux le numéro du tapis roulant qui correspond à son vol. Les douaniers sont à trente mètres de lui. Il les observe à la dérobée, les dents serrées. Ils ne fouillent personne. De nouveau, les éclats de verre semblent se cristalliser dans ses poumons. Il essaie d’expirer complètement. Puis d’inspirer calmement. Le tapis roulant tourne à vide. Il s’astreint à ne pas chercher des yeux les caméras de surveillance. Il pose le sac par terre d’un geste négligent, il resserre sa cravate, remonte son pantalon, joue le passager serein, soulagé d’être arrivé enfin. Il essaie de sourire en regardant autour de lui. Il se fige.

A une dizaine de mètres, un homme en uniforme bleu conduit un chien au bout d’une laisse. Le chien flaire fébrilement les bagages. Ils viennent droit sur lui. Le douanier le regarde fixement. Et regarde le sac. Il comprend aussitôt qu’il n’y a pas d’issue. Les larmes jaillissent de ses yeux. Il n’essaie pas de les contenir. Il sait qu’il est pris.

 

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Copyright © Olivier Somosterre 2003-2006