Je
suis heureux.
Babette
joue dans le jardin. Pito mâche le bout de son bic à l'ombre du
marronnier.
Je
t'entends derrière moi. Tu es dans la maison, je suis sur la terrasse,
je t'entends par la fenêtre.
Il
a les doigts pleins d'encre. Il est entouré de livres et de cahiers. Il
essaie d'étudier. Il se disperse, il s'affole. Maintenant les mathématiques,
dans cinq minutes l'anglais, dans dix minutes la biologie.
Concentre-toi, Pito. Une chose à la fois. Faulkner pendant une heure,
les verbal phrases pendant une heure. Puis une pause. Tu viens t'asseoir
à côté de moi, nous bavardons. Je t'encourage.
Nous
sommes vendredi. Il fait un peu chaud. La douceur de juin, la splendeur
de juin. Le jardin s'incline en pente douce vers le lac. Deux gros murs
de pierre dessinent une sorte de port asséché. Il y a des voiliers.
L'air
est bleu et vert. Babette construit une maison de poupée avec des
branchages et des cailloux. Elle y installe ses trésors, une gomme, un
crayon qu'elle couche comme dans un berceau. Tu as peur des guêpes.
C'est vrai qu'il y en a par ici. Mais moi j'ai confiance. Je la
surveille du coin de l'œil. Il faut laisser faire la nature.
Je
suis heureux.
J'aime
t'entendre. Je ne sais pas ce que tu fais. Tu prépares quelque chose,
tu cherches quelque chose, tu organises quelque chose. Je pourrais te
demander. Je ne le fais pas. Je me contente d'écouter, d'observer, de
m'interroger, d'admirer en silence.
Je
n'ai rien dans les mains. Je suis assis sur une chaise longue qui me
brise le dos. Une de ces vieilles chaises longues en bois dont la toile
fait cuvette. Une barre de bois me fait mal derrière la cuisse, et le
repose-pied me scie le mollet. Je me suis relevé vingt fois pour régler
l'inclinaison du dossier. Rien à faire. Pito se retournait pour me
regarder. Je devais pester à voix haute. Il hochait la tête. Je le dérangeais.
J'ai baissé les yeux et j'ai levé la main en signe de soumission. Je
me suis réinstallé sur la chaise longue, je me suis glissé un coussin
sous la nuque, et j'ai croisé les doigts sur mon ventre.
Je
reste immobile.
Je
surveille Babette.
J'écoute
le bruit des vagues. J'écoute le bruit du vent dans les arbres. J'écoute
les oiseaux. J'écoute le crépitement de la forêt derrière moi. J'écoute
les éclats de voix des baigneurs. Je devine que quelques-uns uns se
sont installés au pied du mur. Je devrais les chasser. Propriété privée.
Vous pouvez longer la rive mais vous ne devez pas vous arrêter. Je ne
me lève pas. Ces petites entorses à notre confort ne peuvent rien
contre mon bonheur. Pas plus que le calcul différentiel et intégral.
Pito est en train d'écrire. Il résout une équation, il résume un
problème. Je souffre avec lui. Je souffre comme lui de ne pas
comprendre. De copier seulement. D'apprendre à répéter. Dire la
phrase qui convient au moment qui convient. Résoudre l'équation sans
saisir le problème. Donner le change. L'irrémédiable ignorance.
L'incurable stupidité maquillée tant bien que mal en réactions
convenables. C'est ça. Convenables. Conformes à l'attente. Agir en
fonction des circonstances.
J'essaie
de ne pas m'assoupir. Surveiller les guêpes. Protéger Babette.
Je
ne t'entends plus. Je lève la tête vers la fenêtre. Je ne te vois
pas. Tu es montée au premier peut-être. Ou tu es derrière la maison.
Tu cherches les clés de la voiture. Tu ne les as pas trouvées à leur
place sur l'étagère, tu fouilles mes poches. Tu pourrais me demander.
Je te dirais que je les ai laissées sur la bibliothèque, à côté du
plat de fruits. J'en suis sûr. Je voulais vérifier un vers de
Baudelaire, quelques mots qui m'étaient revenus en roulant ce matin. Et
que je n'ai pas retrouvés, d'ailleurs.
Pourquoi
est-ce que nous mettons toujours des plats de fruits dans la bibliothèque
? Pour les laisser pourrir, pour les faire rêver. Pour qu'ils s'imprègnent
de la poésie que nous n'avons plus le goût de lire.
Pito
regarde l'horizon. Quelques nuages s'amassent sur les collines de
l'autre côté du lac. Il y cherche l'inspiration. Ou il essaie de mémoriser
quelque chose. Il ne trouve rien. Il ne mémorise rien. Je le connais.
Dans une minute il se redressera, il poussera un soupir, il fermera un
livre ou il repoussera son cahier. Il aura renoncé. Puis il prendra un
autre livre. Livre d'allemand, livre de philosophie. Vorüber
man nicht sprechen kann...
Babette
construit un toit oblique sur sa cabane de poupée. C'est un travail sérieux.
Elle fait quelques pas jusqu'à l'orée du bois, elle ramasse des
branchages, elle sélectionne sévèrement. Elle revient. Elle ne sourit
pas. Elle ne joue pas. Elle est absorbée.
Je
suis heureux.
Sa
maison n'a qu'une seule pièce. Avec deux ouvertures, une porte et une
fenêtre.
Je
t'entends de nouveau. J'entends ton pas. Je le reconnaîtrais entre
mille. Je me l'inventerais si je ne l'entendais pas. Je l'entendrais même
dans le silence. Je l'entends la nuit dans mes rêves. Tu viens me
chercher. Tu apparais sur la galerie. Tu es seule. Tu dois traverser la
passerelle. Tu as peur. Tu as le vertige. Mais tu avances. Et moi, de
l'autre côté, je ne te vois pas mais je te devine. Je t'entends. Tu
approches. Tu approches indéfiniment. Et quand je me réveille, tu n'es
pas là.
Quelques
vagues plus fortes battent la rive. Un bateau doit avoir passé tout près
sans que je le remarque. Un groupe de baigneurs suit le bord de l'eau en
se tordant les chevilles sur les galets. Entre les deux murs, ils
regardent la maison furtivement. Je devine de l'étonnement dans leurs
yeux. Puis ils se pressent, avec des éclats de rire et des gestes d'équilibriste.
J'essaie
de trouver une position moins inconfortable sur ma chaise longue. Je
sais que c'est inutile. Je me relève pour que le coussin glisse dans
mon dos. C'est pire. Je le remonte sous ma nuque.
Tu
es tout près de moi maintenant mais je ne te vois pas dans l'ombre de
la pièce. Je pourrais t'appeler. Je ne fais rien. Je n'ai rien de
pressant à te dire.
J'ai
une jambe au soleil.
Ça
brûle.
Babette
a fini le toit de sa maison. Elle recule pour admirer son œuvre. Il
manque les barreaux de la fenêtre. Elle fixe quelques branchages en
treillis serré. Il ne manque plus que la porte.
L'herbe
est trop haute. Il faudrait la couper. Ce n'est pas du gazon, bien sûr,
il y a quelques fleurs dont je ne sais pas les noms, des fleurs banales,
roses, blanches ou jaunes, et quelques mauvaises herbes.
Je
suis heureux.
Pito
interroge l'horizon mais l'horizon ne lui répond rien. Malgré l'ombre
du marronnier, il doit avoir chaud. Le mois de juin est splendide cette
année. A quoi bon étudier ? Ça ne changera pas la couleur des murs.
Le gris restera gris. Les taches de moisissure resteront des taches de
moisissures.
L'horizon
l'éblouit. L'horizon lui soustrait ses livres. Tout s'éloigne de lui.
Il est arrêté. Il a les mains sur les genoux, les épaules tombées.
Il ne fait rien, comme moi.
Les
petits voiliers glissent en groupe. Des essaims de moucherons minuscules
se forment en colonnes au-dessus du mur.
Tu
as disparu de nouveau. J'ai perdu ta trace. J'ai entendu des bruits de
verres qui s'entrechoquent, j'ai entendu que tu ouvrais le réfrigérateur.
J'ai eu envie de boire de l'eau glacée. Ici l'eau est tiède, elle sent
le chlore, elle est toujours un peu crasseuse. Je me suis dit que tu
allais sortir de la maison avec des boissons fraîches pour nous tous.
J'imaginais les grands verres perlés de condensation, les pailles, les
glaçons.
Mais
je ne t'entends plus. Tu as dû sortir par l'autre porte. Ou tu as trouvé
finalement les clés de la voiture et tu t'apprêtes à partir.
Je
souffre à chaque séparation. Ça ne s'atténue pas. Semaine après
semaine le déchirement est le même.
Babette
construit un lit qu'elle mettra dans la cabane.
Les
bruits de la forêt résonnent entre ces quatre murs. Les bruits des
premiers jours d'été.
Je
suis heureux.
J'ai
mal sur ce lit de métal. J'ai beau me retourner, rien n'y fait. Les
mailles sont affaissées. Il faudrait que je me procure une planche à
placer sous le matelas.
Pito
s'est remis au travail. Le paysage lui semble figé. À quoi bon s'imprégner
d'une image ? Elle sera la même pour toujours, ce soir et demain. Et
dans un mois. Et dans un an. Il regarde les paragraphes de son livre. Il
ne lit pas. Il se contente d'observer les masses grises qui forment des
rectangles irréguliers sur le papier jauni. Il est triste. Un sentiment
d'intense indifférence s'empare de lui. L'histoire, la chimie, pour en
faire quoi ensuite ? Je connais cette sensation. Je sais qu'elle peut
vous submerger. Je sais qu'il faut l'étouffer avant qu'elle ne
grandisse. Je sais comment faire. Il faut parler, c'est simple. Il faut
que quelqu'un vous parle. Je pourrais l'appeler. Détourner son
attention du gouffre où ces paragraphes peuvent l'attirer. Lui dire
n'importe quoi. Pito, tu as vu la cabane de Babette ? Ou autre chose.
Pito, est-ce qu'il y a des gens au pied du mur ?
J'entends
des bribes de conversation, entrecoupées de quelques rires lourds.
J'entends
le bruit du cuir contre les dalles. Je ne dis rien.
Pito
s'appuie contre le dossier de sa chaise. Il pousse un soupire.
Tu
dois être encore dans la maison. J'aurais entendu le bruit de la
voiture. Tu prépares quelque chose. Tu te prépares peut-être. Tu
t'habilles, tu te parfumes, tu te maquilles.
Chaque
semaine je te vois différente. Tu es vivante. Tu changes. Tu te
transformes imperceptiblement. Mais moi je sens chaque détail.
J'enregistre tout. Je vis à travers toi.
Je
suis heureux.
Je
voudrais te le dire malgré la vitre qui nous sépare.
Babette
a installé une table, une chaise, une armoire et un lavabo. Elle n'a
pas pensé aux W.-C. Elle a couché le crayon sur le lit. Elle a posé
la gomme sur la chaise. Elle s'est assise en tailleur devant la cellule
de poupées. Il manque encore la porte.
L'air
de juin est étouffant. Il n'y a pas de vent. Le soleil a chauffé les
pierres.
Le
jardin descend en pente douce vers le lac. Les deux murs de pierre se
resserrent autour de lui comme des bras, comme s'ils devaient l'étouffer.
Les barques pouvaient y accoster sans doute. On les halait dans l'herbe.
Elles restaient là, inclinées tristement comme la tête de Pito.
Jusqu'au week-end suivant où de nouveau on les lançait à l'eau. Mais
le mur s'est refermé. Je ne bouge pas.
Je
reste les yeux dans le vague sur mon matelas de crin, les mains croisées
sur le ventre à regarder la couchette de Pito au-dessus de la mienne.
Je sais bien qu'il n'y aura pas de boissons fraîches, pas de plateau,
pas de paille et pas de glaçons. Je sais bien que ce sera la gamelle de
toujours, le gobelet de métal et le quignon de pain.
Pito
se retourne vers moi. Nos regards se croisent. Je sais ce qu'il pense et
il sait ce que je pense. J'admire sa passion de l'étude. Je ne la
partage pas. Je n'ai pas la patience. La bibliothèque est trop lente.
Il faut des jours et des jours pour obtenir le moindre manuel. Et lui,
il admire mon aptitude à la rêverie. Il ne la partage pas. L'oisiveté
lui fait peur. Chacun de nous s'évade à sa manière.
J'imagine
les crépitements de la forêt dans les brises de juin. Le chant des
oiseaux. Le clapotis des vagues sur les galets.
Je
crois entendre ton pas de nouveau, je crois que tu t'arrêtes et que tu
ouvres un tiroir. Je reconnais ce grincement. C'est le tiroir où tu
ranges le permis. Demain samedi, jour de visites, nous serons seuls au
monde pendant une demi-heure.
Je
suis heureux.
Tu
m'apporteras la photo de Babette en train de jouer dans l'herbe. Elle hésite,
puis elle se décide à fermer la porte de la cellule.
Tu
vois bien que ces guêpes ne sont pas si dangereuses. Elle se relève.
Son travail est fini.
Pito
cherche quelque chose dans un dictionnaire de poche. Schweigen,
se taire. …darüber muß man
schweigen. Il n'est pas sûr de
comprendre. Il comprend les mots, il comprend la phrase, mais le sens
lui échappe. Il casse son bic d'un coup de dent. Il a un peu d'encre
bleue au coin de la lèvre.
Babette
regarde la cellule où sont enfermés les deux prisonniers, le crayon
couché, la gomme assise. Tu es sortie sur la terrasse et tu la
regardes. Vous êtes seules toutes les deux. Il n'y a personne sous le
marronnier. Il n'y a personne sur la chaise longue.
Babette
donne un coup de pied dans la cellule de poupées. Elle se fait mal mais
elle continue.
Tu
ne bouges pas. Tu respires le parfum du jardin, l'odeur de l'été.
Un
petit voilier s'approche de la rive. On distingue deux personnes à
bord. L'eau est fraîche. Tu es à la barre et je suis à l'avant, prêt
à sauter. Soudain, tu vires à gauche, contre le vent. Je suis étonné.
Nous repartons. Tu as décidé de poursuivre notre promenade. Je me
couche sur la banquette, la tête sur ta cuisse.
Je
suis heureux.
Je
croise les mains. Je regarde vers le haut. Je ferme les yeux.
Je
suis heureux.