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Le conte de l'amiral amer est composé à partir d'éléments tirés d'un roman perdu. Il a été rédigé sur plusieurs années, notamment à Grenade et à Bagdad. Le Théâtre pour le moment en a fait un monologue qui a été joué en France, en Suisse et en Belgique sous le titre Armada dormida au cours des années 1980 et 1990.

Texte intégral.

 

Le conte de l'amiral amer

L’après-midi je prépare mon histoire pour Antoine. Fini les contes de fées, tout est épuisé, je ne me rappelle plus rien. Finies aussi les petites fantaisies à la mode, je n’ai plus d’imagination. Restent les histoires vraies, n’importe quelles histoires. Quelque chose qui lui plaise.

 

Il était une fois un vieux monsieur dans une chambre d’hôtel. Il est enveloppé dans une couverture et il reste des heures à regarder par la fenêtre. Il ne fait plus rien mais il pense encore un peu.

A quoi est-ce qu’il pense?

Il dit Oui blanc, tout devient blanc, mais pas blanc comme neige, non, blanc plutôt comme l’usure d’un vêtement gris.

Il cherche des mots pour se faire pleurer mais il ne trouve pas. Il pleure sans larmes. Pourquoi est-ce qu’il pleure?

Voilà l’histoire pour aujourd’hui.

 

Je lui dirai Des histoires mon pauvre Antoine il y a longtemps que je n’en sais plus, plus une seule. Longtemps que je n’ai plus rien dans la tête qui fasse une histoire. Et raconter indéfiniment le même vieux mensonge, ça non plus je ne peux plus. Mais je cherche encore, tu sais, je n’ai plus que ça à faire alors je cherche.

Une histoire qui te plaise.

Une histoire d’animaux. L’histoire de l’araignée qui ne sait plus faire sa toile. Elle n’a plus rien à manger, elle est en train de mourir de faim.

Elle maigrit d’abord beaucoup, et au bout de quelques jours elle n’a plus même la force de se traîner par terre, alors elle se laisse pendre au bout de son fil et elle balance au vent lamentablement.

Et elle a des grosses larmes pas même amères, des larmes de rien, des larmes larmes. Ça fait un peu de boue dans la poussière au-dessous d’elle et les gens qui passent par là se disent Quelle emmerdeuse, elle nous salit les bottes.

Et l’araignée est très malheureuse et ça lui fait encore beaucoup de larmes en plus. Alors les gens qui passent par là lui disent C'est pourtant simple, si tu sais pas la faire ta toile t’as qu’à t’acheter des insectes au supermarché, il en vient des congelés d’Australie, des énormes et juteux à souhaits, tu vois pas la différence d’avec les frais.

Et ils lui montrent les annonces dans les journaux. ils disent T’as qu’à essayer, tu nous en diras des nouvelles.

Mais l’araignée dit Moi ce que j’aime c’est la faire ma toile, voilà ce que je voulais, faire une toile si belle si chatoyante qu’on viendrait du bout du monde pour y mourir.

Alors quand ils entendent ça les gens disent Chatoyante chatoyante, écoutez-la comme elle dit ça, chatoyante et quoi encore? T’es démodée voilà, tu peux bien crever.

Et ils continuent leur promenade en raclant leurs semelles sur le trottoir pour enlever la boue des larmes, et l’araignée se sent seule, plus seule que jamais, et elle se prépare pour mourir, elle replie ses pattes bien serrées sous elle, et elle reste là toute seule au bout de son fil.

Mais à ce moment-là voilà un petit garçon rêveur qui passe par là en regardant par terre, et il voit la boue des larmes de l’araignée alors il lève les yeux et il voit l’araignée toute maigre qui balance au vent. Et il lui dit Araignée pourquoi tu pleures?

Elle dit Je ne sais plus faire ma toile et je n’ai plus goût à vivre.

Il lui dit C'est pas grave, fais-en une autre.

Elle dit C'est inutile, je ne sais plus.

Il dit Essaie encore, il faut jamais se décourager.

Elle dit C'est trop tard, je ne peux plus.

Il dit Essaie une dernière fois, rien que pour moi.

L’araignée le regarde un instant et puis elle dit Oui, une dernière fois pour toi si tu veux.

Et elle remonte jusqu’à son tuyau, elle se dresse péniblement sur ses quatre pattes de derrière et avec les quatre de devant elle tire de sa bouche un long fil gris clair fragile, elle va le coller un peu plus bas sur le mur et elle remonte lentement. Et puis elle recommence pour dessiner une croix d’abord, puis une étoile et ainsi de suite en s’essoufflant. Et puis elle s’arrête. Elle regarde son ébauche de toile et elle dit Tu vois bien qu’elle est ratée.

Le petit garçon dit Ça fait rien, continue.

Et l’araignée continue. Un fil ici, un autre là, et un troisième en travers et encore un par là et encore un autre au hasard. Ça dure longtemps. Chaque fois qu’elle bouche un trou quelque part il s’en forme un autre ailleurs.

Et à la fin elle abandonne, elle dit qu’elle a fini. Une petite toile moche avec des trous immenses un peu partout et des tresses par endroits et des gros noeuds sur les bords. Des noeuds comme des noeuds de lacets. Elle dit Voilà c'est ça ma toile, je ne sais plus faire mieux.

Le petit garçon dit Elle est jolie, c'est la première fois que j’en vois une pareille.

Il est fatigué d’avoir attendu si longtemps, il dit Tu verras cette nuit les mouches elles feront la queue pour venir chez toi.

Et il repart. Il dit de loin Je reviendrai demain, tu me raconteras tout.

Alors l’araignée reste seule au centre de sa toile ratée, et elle attend, elle attend, elle grelotte de froid dans le vent. Mais pendant toute la nuit les mouches passent à travers les trous de sa toile sans même la voir et l’araignée reste là transie, toujours plus transie et toujours plus triste, et au petit matin elle est presque morte pour de bon.

 

Parce que certains soirs, je l’avoue, il me prend l’envie d’être autre chose que ça. Ça, ce tas de molécules et de neurones et d’entrailles qui se traîne dans une chambre à ressasser pas grand-chose. Être autre chose que ça, autre chose que ce présent, n’importe quoi d’autre pour changer. Alors j’essaie d’inventer des histoires et je dis que je les raconterai à Antoine quand il montera me voir.

Je dis Je suis un vieux marin perdu sur les mers. Je suis un vieux marin qui se sent seul au milieu des marins. Je suis le dernier sans doute à naviguer à vue sur l’immense océan, les autres ils ont des cartes et des sextants, des radars, des sondes et des satellites pour faire le point. Je suis le seul à me perdre encore.

Je suis un amiral au long cours sur le troisième pont d’un navire amiral. J’ai des dizaines de navires autour de moi, bourrés de torpilles et de missiles et d’hélicoptères de toutes les tailles, et je pars à la guerre. Le moment venu, lorsque j’aurai trouvé l’ennemi, c'est moi qui donnerai l’ordre d’attaquer, c'est moi qui dirigerai la bataille et c'est moi qui reviendrai vainqueur. J’ai des jumelles énormes pour repérer l’ennemi à l’horizon et je regarde , je regarde à m’en crever les yeux dans ces jumelles pas nettes mais l’ennemi n’apparaît pas. Ou alors je suis devenu aveugle mais c'est impossible parce que la mer elle je la vois, je ne vois que ça de tous les côtés, l’océan interminable et ma flotte au milieu en ordre de bataille qui avance à toute vapeur vers cet ennemi invisible.

L’amiral regarde et il ne voit rien. La mer est vide à part quelques gros poissons de temps en temps, des baleines ou des cachalots qui font surface aux environs et qui viennent narguer de tout près cette invraisemblable armada, mais même si ces curieux l’agacent l’amiral hésite à faire feu.

Il dit Ne gaspillons pas nos forces, restons groupés, restons alertes, ne nous laissons pas distraire, faisons face au danger qui viendra d’où qu’il vienne. Faisons face de tous côtés le moment venu et dès maintenant pour quand il viendra.

Et il reste là sur le troisième pont de son navire amiral les yeux béants sur l’horizon tout vide avec sa flotte en état d’alerte et sans ennemi nulle part, et il se fatigue. Il s’épuise peu à peu. Et le temps passe. Les jours, les semaines et les mois. Les années, les années. Et c'est toujours pareil, toujours plus inutile et toujours plus épuisé.

 

Je pense, je songe, et je rêve aux jours qui s’enchaînent.

S’enchaînent entre eux et s’enchaînent au vieux monsieur en plus des autres chaînes. Tout est fait de chaînes. Les jours sont des chaînes, nos yeux sont des chaînes, mon corps est une chaîne qui s’enchaîne à elle-même, le passé est une chaîne, cette chambre est une chaîne, l’avenir est la chaîne avec laquelle on m’écartèle, et toutes mes histoires sont des chaînes.

Le vieux monsieur se regarde dans le miroir parfois. Il voit son image à l’envers enveloppée dans sa couverture et ça lui fait peur. Il se voit immobile, prostré là en proie à pas grand-chose.

Il dit Tu es trop loin maintenant, tu es trop perdu. Tu as franchi la frontière des choses qui ressemblent à des choses et des choses qui ont un nom et des noms qui ont des choses. Tu t’es noyé dans une liberté sans objet. Une liberté pour personne.

Le vieux monsieur est triste et il pleure comme un enfant pour les mêmes raisons qu’un enfant.

Pourquoi est-ce que les enfants pleurent?

 

Tu me racontes une histoire de tes livres?

Une autre histoire ce soir.

Petit Antoine assieds-toi là, on va la faire ensemble cette histoire, parce que moi je ne peux plus tout seul, je ne peux plus rien, tout est trop loin, tout est trop mort.

Antoine, viens t’asseoir là et ensemble on réinventera tout comme on voudra, le monde, les gens, les choses, on fera une histoire rien que pour nous et on l’apprendra par coeur et on se la racontera un peu chaque soir toi et moi chacun son tour, il y aura plein d’épisodes à n’en plus finir, de quoi nous occuper jusqu'à la mort. Ce sera la plus belle des histoires.

Ce sera ton histoire à toi si tu veux, ou celle du diable ou de l’ange qui t’habitent, ce sera ce que tu voudras, ce sera l’histoire d’Antoine quand il sera grand, la vraie, la véritable histoire d’Antoine telle qu’elle n’arrivera jamais.

Ce sera l’histoire de quand tu seras un homme important et qu’on aura peur de toi et que tu sauras enfin toutes les choses qu’on te cache, et que tu iras par le monde et que tu auras plein d’amis et de femmes et d’ennemis, et que tu seras fort et que tu seras le plus grand filou que la terre ait porté et que tu pourras faire tout ce que tu voudras, et que tu seras libre enfin. Fini les culottes courtes et les petits souliers bleu ciel et les misères et les mystères de toutes ces choses qui se passent la nuit derrière les portes closes, cette fois nous aurons devant nous Antoine l’authentique, le seul vrai de tous. Et nous serons les seuls toi et moi à savoir comment il est et ce sera un secret, ce sera notre histoire à nous.

Antoine, assieds-toi là, il faut que tu m’aides, je n’y arriverai jamais tout seul.

 

L’amiral a perdu son armada, dans les tempêtes, dans les hauts-fonds, dans les écueils et les épidémies. Un croiseur par-ci, un torpilleur par-là, un porte-avions, un cuirassier deux cuirassiers et finalement il n’y a pas eu de bataille mais la flotte est coulée.

Le voilà seul dans une chaloupe avec une rame et il rame. Il a des provisions pour la vie, de l’eau pour la vie, et cet océan-ci est plat comme le paradis.

Et il a gardé ses jumelles aussi pour regarder la mer, les nuages et les étoiles, mais le zodiaque est insignifiant, le zodiaque est muet, il n’est pas même une énigme, il n’est rien de ce qu’on nous a appris. Le zodiaque est encore plus vide que la mer, il n’a pas de forme, il n’a pas de fond, il n’a pas de rivages, il n’a pas d’îles, il est fait de hasards, de mensonges et d’à-peu-près, il est bleu le jour et il est noir la nuit, avec des points jaunes.

L’amiral observe les poissons. Il y en a des gros et des petits. Les gros sont des baleines, les petits sont des sardines. C'est tout. Entre ces deux extrêmes il n’y a que l’interminable catalogue de tout ce qui était possible et qui existe par hasard, les poissons moyens, les intermédiaires à n’en plus finir, chacun avec sa forme à lui, ses moeurs, sa petite monstruosité particulière et son regard de chien battu. Et tout ça est vivant, tout ça vit, tout ça grouille, tout ça bouge et s’agite, et tout ça se bouffe les uns les autres. Et tout ça ignore qu’il y a une infinité de poissons possibles et qui n’existent pas.

L’amiral est un peu simplet. L’amiral pagaie de bon coeur à la surface des choses. C'est la solitude qui le rend idiot. Il se fait des petits discours philosophiques pour tuer le temps et il se dit que c'est la seule chose qui vaut la peine d’être vécue.

Et puis l’araignée alors?

L’araignée elle est toujours là, elle a froid, elle a faim et elle a soif. Elle est toujours en train de mourir. Elle pend au bout de son fil dans la nuit près de sa toile ratée qui ressemble à un fantôme dans l’obscurité.

Et elle a peur de la mort. Elle se sent très petite en face de quelque chose qu’elle ne comprend pas. Elle pense à son passé d’araignée, aux innombrables toiles qu’elle a tissées pendant les mois qu’aura duré sa vie. Et toutes ces toiles ne l’ont pas protégée.

Elle dit qu’elles étaient belles au début, et puis qu’un jour elles ont commencé à changer de forme sans qu’on sache pourquoi et elles sont devenues laides, et c'est alors que le malheur a commencé.

Et ce malheur l’amène tout droit à la mort. La mort qui est une chose qui n’est rien, ni un insecte, ni une toile, ni une araignée, ni personne. La mort qui est cette chose qui se produit en elle maintenant, qui la prend de l’intérieur et de l’extérieur, par le bout des pattes et par le coeur, et qui la rend si froide. La mort qui ne sert à rien, ni à nourrir ni à guérir.

L’araignée regarde sa toile. Elle lui semble immense dans la nuit, elle lui semble monstrueuse. Elle dit Peut-être que la mort a la forme d’une toile. Ou peut-être que la mort ne ressemble à rien. Peut-être que c'est la vie qui ressemble à une toile. La mort est un aspect de la vie. Ma toile est un aspect de la mort.

L’araignée voudrait que quelque chose vienne achever son supplice, un monstre quelconque qui sortirait des ténèbres et qui la tuerait tout de suite, comme elle faisait elle-même autrefois pour les mouches qu’elle attrapait. Mais pour elle il n’y aura pas de miracle, on ne sait pas pourquoi, elle devra mourir très lentement, ça lui prendra des jours et des semaines.

L’araignée a peur du temps qui s’éternise en elle. Elle a peur de la mort, mais elle a peur aussi de ne jamais arriver à mourir complètement. Alors elle reste là, sans bouger, sans rien dire, en espérant que la mort lui pardonnera, et elle pleure encore un peu.

 

L’amiral est un peu simplet. Il se croit très important. Et il parle, il se parle sans arrêt pour se donner de l’importance. Son seul regret, c'est de n’avoir personne pour l’écouter dans sa chaloupe, personne pour le flatter, personne pour lui dire Oh monsieur l’amiral, que vous êtes grand, que vous êtes important, que vous êtes profond.

Mais à la réflexion, au bout de quelques semaines il se dit qu’il vaut mieux être seul qu’avoir toujours devant soi quelqu'un qui pourrait vous contredire.

L’amiral professe un grand mépris du genre humain tout entier, mais surtout des marins parce qu’il les connaît mieux. Mais il méprise aussi les animaux, les plantes, les algues et les choses, et même la mer qui n’a pas su l’engloutir.

Il dit La mer finalement qu'est-ce que c'est, je vous le demande.

Il crache dans l’eau et il répond La mer, c'est rien du tout, c'est quelques vagues en surface et beaucoup de boue au fond.

Il n’a pas le goût des nuances. Il dit C'est aux extrémités qu’on trouve le pollen et les racines, il faut toujours aller aux extrêmes. Et il croit que ça explique quelque chose.

L’amiral a un coeur de pierre, gris et rugueux, mais de pierre molle, de pierre qui flotte. Et la tête à l’image du coeur. Et le corps comme une carapace molle. Quand on le frappe, ça fait un creux dans la poitrine pour un instant, et puis tout de suite le creux disparaît, la carapace reprend sa forme, et c'est comme si rien ne s’était passé. On peut le frapper ainsi, le tordre et le plier à l’infini, il redevient toujours lui-même, notre amiral.

Jadis, tout au début des temps, il y avait bien une mouette qui suivait la chaloupe. Elle était la dernière. Les autres mouettes, celles qui suivaient l’armada, elles s’étaient enfuies peu à peu au fil des naufrages, et au dernier naufrage elle était restée seule au-dessus de l’amiral. Elle dansait dans le ciel, elle faisait des arabesques, elle pêchait des poissons, elle chantait parfois pour faire la nique au soleil et pour égayer l’amiral. Elle était gaie, elle aimait la vie et elle aimait l’amiral sans savoir pourquoi, d’un simple amour de mouette heureuse.

L’amiral ne s’occupait pas d’elle. Il la méprisait comme tout le reste et comme lui-même. Il disait Après le drame de tous ces naufrages ma volonté reste intacte, comment voulez-vous que je m’intéresse à un amour d’oiseau?

Et il lui tournait le dos, il faisait exprès de pointer ses jumelles là où elle n’était pas.

Et la mouette tournait au ciel, tournait, dansait, chantait, planait doucement au ras des vagues, et l’amiral regardait ailleurs, il regardait la mer quand elle était au ciel et il regardait le ciel quand elle frôlait les vagues. Et peu à peu il s’est lassé, il s’est dégoûte de ce jeu-là et de l’horizon toujours le même et du bleu du ciel sur le bleu de la mer le jour et du noir du ciel sur le noir de la mer la nuit, alors il a commencé à pointer ses jumelles sur sa chaloupe et sur ses provisions dans la chaloupe et sur son pied dans la chaloupe et sur sa jambe et sur lui-même tout entier, il ne regardait plus que lui-même, sa carapace d’écailles et son coeur de pierre molle. Et avec le temps il a oublié la mouette.

Mais malgré tout la mouette était toujours amoureuse de lui, elle dansait toujours, elle chantait toujours, mais l’amour n’était plus un bonheur. L’amour était devenu comme un silence, comme une vieille fidélité sans objet. Tu apprendras ça tôt ou tard, petit Antoine, il te suffit d’attendre.

Alors une nuit, après très longtemps, la mouette est partie. Elle a dit Je ne peux plus rien faire, je ne peux plus être gaie, je ne peux plus que l’aimer jusqu'à en mourir, et je ne veux pas mourir.

Alors elle est partie dans la nuit, tout doucement, sans un cri, elle s’est éloignée lentement jusqu'à l’horizon, et puis derrière l’horizon, très loin, et l’amiral est resté seul dans le silence qui s’installe.

Il est là, il pagaie tout seul pour l’éternité à la surface des choses, un coup de rame à gauche et un coup de rame à droite, et il parle de lui-même. Il n’a plus grand chose à dire. Il dit qu’il est le dernier vivant au-dessus des poissons et que l’avenir est aussi vaste et morose que la mer elle-même et que c'est ça la vraie vie qui vaut la peine d’être vécue, la seule vie qui vaille.

Il avait une boussole, il l’a jetée à la mer. Et il part vers l’horizon n’importe lequel, on l’entend au loin qui murmure des choses, et puis peu à peu on n’écoute plus, et on n’entend plus rien.

L’histoire de l’hirondelle paresseuse, ça aussi ça me rappelle quelque chose. Assieds-toi là petit Antoine, je vais te raconter.

L’hirondelle paresseuse restait toute la journée assise dans une gouttière à regarder les oiseaux, les gens qui passent, et les maisons autour d’elle. C’était un drôle d’animal antipathique.

Elle disait A quoi bon toute cette agitation, à quoi bon voler dans le ciel à pourchasser les nuages, à quoi bon ces migrations chaque année du nord au sud et du sud au nord, à quoi bon jouer avec l’espace, descendre en piqué au ras des toits et tourner sans raison au-dessus des places, à quoi bon tout ça si de toute façon c'est pour revenir ici le soir mort de fatigue et la tête vide?

C’était une hirondelle comme toutes les hirondelles en apparence, avec la queue en ciseaux et des ailes pour voler et des yeux rouges et un bec noir. Mais elle était paresseuse, elle ne volait plus, elle restait là toute la journée sur les toits, elle clopinait de tuile en tuile sans avenir et sans horizon, elle rêvait, elle se laissait aller. Elle se nourrissait des pucerons qu’il y a dans l’herbe sur les toits, et quand elle ne trouvait pas de pucerons elle mangeait de l’herbe.

Elle disait Pour moi tout va bien puisque j’ai raison.

Et elle croyait que ça lui suffisait. Elle a cru ça longtemps sur son toit, et elle en était fière.

 

Mais avec le temps qui passe, avec la vie qui passe, avec les jours toujours les mêmes, avec éternellement sous les yeux le spectacle inchangé du même hasard sous d’autres formes, à la fin elle s’est mise à penser. Elle a pensé aux hirondelles, à l’amour, à l’avenir, elle a pensé à la mort, elle a pensé à rien et elle s’est demandé si ça avait un fond.

Le fond de la vie et le fond des hirondelles, très loin derrière les apparences. Elle a pensé à son corps d’hirondelle atrophiée.

Elle disait encore C'est folie de vouloir poursuivre les nuages, les nuages ne sont que de l’eau, les nuages n’ont pas d’importance.

Et elle cherchait quelque chose qui ait de l’importance.

Elle disait aux autres hirondelles Vous vous agitez pour rien, vous êtes ridicules.

Et elle dans sa gouttière elle pensait. Elle disait Je suis l’hirondelle philosophique, plus philosophe que moi il n’y a pas d’hirondelle, je suis la plus belle parce que j’ai tout pensé.

Et elle se lissait les plumes avec orgueil. Les plumes ternies de ses ailes atrophiées de clopineuse de gouttière, elle se les lissait avec son bec de philosophe.

Les autres hirondelles venaient se reposer vers elle parfois, et elles lui racontaient leurs migrations, elles lui parlaient des continents oranges qu’il y a au sud et elles lui expliquaient leurs fatigues et leurs amours déçues et la douceur de l’air dans leurs plumes et l’éternel retour qui était leur bonheur.

Et l’hirondelle paresseuse ricanait dans son coin, elle leur disait Vous êtes idiotes, vous ne comprenez rien à rien, à quoi est-ce que vous servez?

Elle retournait dans sa gouttière, elle s’obstinait à chercher des fonds à des choses qui n’ont pas de surface, et elle devenait terriblement amère.

Le vieux monsieur dit que la mort est blanche aussi blanche que la vie, exactement pareille, et qu’avec toutes ces chaînes qu’on a sur le dos elle n’en vaut pas plus la peine qu’elle. La mort pas plus la peine que la vie et la vie pas plus la peine que le mort.

Il faut que les enfants soient gentils avec lui, tous les enfants parce qu’il pleure sur eux et sur toutes les chaînes qui les étouffent et qui les étoufferont.

C'est un vient monsieur énormément triste et on ne sait pas pourquoi. On a beau chercher, on ne trouve rien de particulier, on trouve qu’il est comme nous tout entier, tout à fait comme nous.

Est-ce que je suis énormément triste?

 

L’amiral pagaie de bon coeur, pagaie, pagaie vers l’éternité. Il a perdu son armada et sa mouette, et il ne lui reste que sa vie de carapace molle à pousser sans fin à la surface de rien. C'est insensé d’en être arrivé là. C'est insensé d’en être là et de prétendre encore qu’on est content. Mais l’amiral sifflote, chantonne des airs connus, il a la mine toute réjouie. On pourrait croire qu’il essaie encore de donner le change, de tromper quelqu'un une dernière fois, mais il n’a plus personne à tromper pauvre amiral, plus personne que lui-même. Il est là dans sa chaloupe au crépuscule en route vers l’horizon, comme à la fin d’un mauvais film.

J’entends d’ici notre hirondelle si elle le voyait, je l’entends ricaner, croasser du fond de sa gouttière A quoi vous servez vous là-bas.

L’araignée au-dessous d’elle regarde sa toile se détruire au vent. Elle n’a plus faim. Il y a longtemps qu’elle ne sent plus rien, ni dans le ventre, ni dans la bouche, ni dans les pattes, elle sent seulement son coeur qui se froisse comme un vieux papier, et ses yeux qui se brouillent à cause des larmes et de la mort qui avance.

Et moi au milieu de tout ça j’essaie de préparer des histoires pour Antoine, des histoires vraies et pleines pour qu’il ne soit pas surpris plus tard quand tout lui arrivera comme dans les livres.

Antoine, viens vers moi.

C'est l’histoire de l’empereur de Chine et du rossignol, tu la connais sûrement, mais moi je vais te la dire pour de vrai, comme elle s’est vraiment passée et pas comme on la raconte aux enfants.

L’empereur de Chine en se promenant dans son jardin y trouve un jour un oiseau inconnu. Et cet oiseau chante. Il chante si bien que l’empereur tombe sous son charme. Alors il l’attrape, il lui fait construire une cage en or et il le met dans sa chambre à coucher pour qu’il chante pour lui le soir.

Mais dans sa cage l’oiseau ne peut plus chanter.

L’empereur lui dit Chante pour moi.

Le rossignol dit Je ne peux pas.

L’empereur dit Pourquoi?

Le rossignol dit Parce que je chante la liberté.

Alors l’empereur le libère, il lui dit Eh bien va-t’en s’il te faut la liberté mais moi je t’attendrai.

Et l’oiseau s’en va. Et l’empereur retourne à ses affaires, mais il n'a plus goût à rien. A quoi bon un empire si l’essentiel vous manque?

Alors l’empereur dit Ça ne peut pas durer. Et il fait construire un oiseau mécanique, il le met dans la cage du rossignol, et tous les soirs il l’écoute mais ce chant-là ne parle pas à son coeur, il ne fait que raviver le souvenir du vrai rossignol, et l’empereur devient de plus en plus malheureux.

 

Voilà l’histoire pour Antoine ce soir, Antoine n’est pas venu. Antoine viendra. Antoine a disparu.

Il viendrait un soir, il connaîtrait déjà l’histoire, il aurait vu l’hirondelle et l’araignée, il aurait parlé avec elles, il aurait vu l’amiral au loin sur l’océan, il dirait C'est pas une histoire.

Il dira C'est pas une histoire, il manque la fin, qu'est-ce qu’il se passe à la fin?

Je dirai A la fin il se met à ramer vers l’horizon.

Il dira Oui, mais c'est pas fini, qu'est-ce qui se passe après?

Je dirai après il se passe plus rien, l’histoire est finie, c'est pas la fin de l’amiral mais c'est la fin de l’histoire.

Il dira Alors il fait quoi l’amiral après la fin de l’histoire?

Je dirai Je sais pas moi qu'est-ce qu’il fait, j’imagine qu’il continue à ramer.

Longtemps?

Peut-être.

Longtemps ou pas longtemps?

Oui longtemps sûrement.

Combien?

Très longtemps.

Très longtemps?

Oui.

Combien?

Pour toujours, il sera toujours en train de partir à la rame, on n’y peut plus rien maintenant, et lui non plus il n’y peut plus rien.

Il dira C'est pas vrai ce que tu me racontes.

Et je n’aurai rien à lui répondre.

Mais il dira encore Et la mouette qu'est-ce qu’elle fait?

Je dirai Elle fait rien la mouette, elle est partie.

Pour toujours?

Oui.

C'est long toujours?

Oui, c'est très long.

Et elle va où?

Je sais pas, elle va peut-être au bout du monde.

Mais y a pas de bout du monde.

Non, y a pas de bout du monde.

Alors qu’est-ce qu’elle fait?

Elle vole au hasard, elle sait pas très bien où elle va et finalement elle se pose quelque part.

Pourquoi elle est partie?

Parce qu’elle était amoureuse de l’amiral et qu’il faisait semblant de ne pas l’aimer.

Les filles quand c'est amoureux c'est comme les garçons?

Je sais pas

Tu sais rien.

Ben non.

Et alors la mouette elle se pose quelque part à la fin?

Sûrement oui, elle finit par se poser sur une île ou sur un bateau.

Et elle fait quoi?

Je sais pas, je suppose qu’elle dort longtemps d’abord parce qu’elle est fatiguée, et puis ensuite elle se réveille et elle reprend sa vie comme avant avec les autres mouettes.

Et c'est tout? Pour elle c'est fini?

Oui.

Et pour l’amiral c'est pas fini?

Non.

Pourquoi pour lui c'est pas fini?

Je sais pas.

Pourquoi tu sais pas?

Je sais pas.

Il dira Pourquoi tu sais jamais rien?

 

L’empereur de Chine et la muraille, Antoine viendra ce soir, il faut trouver l’histoire. L’histoire de l’empereur de Chine, l’empereur de Chine et l’hirondelle, le rossignol et sa muraille, sa muraille et sa toile.

Le rossignol est parti depuis longtemps et tous les jours l’empereur le cherche dans son jardin mais l’oiseau est parti.

Et le temps passe. Les jours, les semaines et les mois. Les années, les années. Et l’empereur se fait vieux et il est malade. L’empire se disloque, les Mongols sont aux portes de la ville, le palais est vide, tout le monde s’est enfui, les courtisans, les ministres et les concubines, il n’y a plus personne.

Et l’empereur est dans son lit, il regarde la cage en or et l’oiseau mécanique et il se sent très fatigué, très vieux et très malheureux, il parle à tous ces gens qui sont partis, il dit Laissez-moi seul, rentrez chez vous, laissez-moi seul faire mon désespoir.

Et il est seul, il n’y a plus personne pour le quitter, il n’y a plus que l’oiseau mécanique mais l’oiseau mécanique n’est plus qu’un mauvais souvenir, il n’est que l’image du gouffre où l’empereur voulait sauter jadis à la recherche de l’oiseau liberté.

Et l’empereur se met à mourir peu à peu tout seul dans sa chambre au sommet de son palais. Il entend de loin le bruit des combats dans les rues de la ville et sur la grande muraille, les cris des soldats, les hurlements des femmes quand elles se font violer, il entend le bruit des pillages et des massacres, mais ça lui est bien égal, il n’écoute pas, il regarde seulement l’oiseau mécanique et il essaie de se rappeler le chant du rossignol et pourquoi il l’aimait et comment à cause de lui il a perdu la sagesse et l’empire, et il meurt lentement et en mourant peu à peu il devient fou comme l’hirondelle folle dans sa gouttière.

Alors il regarde son oiseau mécanique et il lui dit Va t’en oiseau mécanique, disparais, jette-toi par la fenêtre.

Il dit Je te l’ordonne.

Mais l’oiseau mécanique ne bouge pas, il n’est pas fait pour bouger, il reste là avec ses yeux d’émeraude insensibles et verts et qui ne regardent pas, et l’empereur dit Je te l’ordonne, et l’oiseau ne bouge pas.

Et l’empereur est presque mort et tout à fait fou tout seul dans son palais avec son oiseau fantoche.

Alors l’oiseau vivant est revenu. Il a quitté la forêt, il a franchi les montagnes et les champs de bataille, il a traversé les flammes de la ville, et il arrive au palais. Il est revenu. Il se pose sur la cage de l’oiseau mécanique et il regarde l’empereur livide qui roule des yeux fous au fond de ses oreillers. Il voudrait lui dire que la liberté est belle même quand elle passe par la mort, il voudrait lui dire que ça n’a pas d’importance de mourir si un jour on a aimé quelqu'un, il voudrait chanter pour lui. Et il regarde l’empereur et il a envie de pleurer.

Et l'empereur le regarde aussi. Il secoue la tête sur ses oreillers, il regarde du mieux qu’il peut, il regarde longtemps, il dit Je vois deux oiseaux, je vois deux oiseaux pareils, deux oiseaux vivants ou deux oiseaux mécaniques.

Il a des larmes dans ses yeux fous, il dit Deux oiseaux pareils ou bien l’un vivant et l’autre mécanique, l’un dans la cage et l’autre sur la cage, mais je ne vois plus la différence, ils se ressemblent, ils sont pareils, ils ne chantent pas, plus personne ne chante.

Il dit Je vois double, je ne sais plus ce que je vois, c'est la mort qui me brouille la vue, ou c'est la fin de l’empire, je suis fou malade, je ne sais plus ce que je vois, je n’y comprends plus rien, je vois deux oiseaux là où il n’y en a qu’un, ils se ressemblent, ils sont pareils, c'est mon désir pour cet oiseau qui me fait mourir.

Et il crie Disparaissez, jetez-vous par la fenêtre, exterminez-vous, à la corbeille, au panier, au diable tous ces oiseaux, mécaniques ou vivants, détruisez-vous et laissez-moi mourir, je ne veux plus rien savoir, ni de la beauté, ni de la musique, ni de la liberté, je veux mourir, c'est tout.

 

Et notre vieux monsieur, qu'est-ce qu’il est devenu? Vieux bonhomme pas drôle du tout enveloppé dans sa couverture devant sa fenêtre à penser des vieilles choses.

Égaré dans des contemplations vagues et des histoires pour enfants qui n’existent pas. Réduit à zéro à force d’usure blanche. Perdu dans des philosophies de pacotille et d’ignorance, la bouche ouverte en grand d’où ne sort que du vent. Tous ces gens qui meurent pour de mauvaises raisons, comme s’il fallait une raison pour mourir.

Notre bonhomme réduit à louvoyer entre des écueils de cendre. A perdu la tête à force de se regarder prostré dans son miroir. A ne plus savoir qui est qui, le vieux bonhomme et moi, l’image du corps et le corps de l’image, le vieux bonhomme c'est moi.

Je suis un marin dans une chaloupe sur une mer d’huile, j’ai jeté ma boussole, j’ai perdu mon compas et je ne sais pas lire dans les étoiles.

Il me reste une rame pour avancer et j’avance à coeur joie la tête basse. Destination quelconque. En sifflotant des airs connus pour me donner le rythme.

 

L’amiral pêche du plancton avec une petite passoire qu’il a pour ça. Mais c'est histoire de passer le temps, c'est pour mettre un peu de variété dans la monotonie des jours. Il n’y pas faim, il a des provisions et de l’eau douce pour quelques siècles encore, et rien ne peut lui arriver. Il s’amuse à jouer les naufragés.

Le plancton pêché il le rejette à la mer et il recommence.

A l'égout, plancton maudit, à la mer d’où tu sors.

L’amiral professe un grand mépris pour tout ce qui est assez bête pour se laisser pêcher par lui. Comme les marins de sa flotte jadis, assez bêtes pour être aussi marins que lui. Comme cette mouette amoureuse et fidèle qui s’obstinait à danser pour lui, assez bête pour suivre quelque chose qui ne bougerait plus jamais.

L’amiral est un monsieur bizarre et solitaire, mais il n’est pas triste, il n’admettra jamais qu’il est triste.

Il dira toujours Je continue avec patience et acharnement, la bataille n’a pas encore eu lieu, il me manque toujours cet ennemi qu’on me promettait, et rien n’est joué encore.

Et toute seul dans sa chaloupe à la rame et au hasard il essaie encore de faire semblant de chercher l’ennemi. Mais il ne regarde plus que sa rame à la jumelle, et son pied qui est une botte, et sa main qui est un gant. Et il regarde son corps.

Il dit qu’il est pourtant un mammifère sous sa carapace si on veut bien y regarder de près, et un mammifère solidement ancré au paradis des hommes. Car le paradis pour lui c'est sa destinée d’amiral sans bataille, et ça il ne le partagera pas, avec personne, jamais.

Le paradis je veux bien y aller mais à condition d’y être seul.

L’araignée n’est pas de son avis. Pas du tout de cet avis là vraiment.

Le paradis elle c'est simple elle ne veut pas y aller jamais pour tout l’or du monde. Qu’elle y soit seule ou pas seule ça lui est bien égal, elle ne veut pas y aller.

Ce qu’elle veut c'est qu’on la laisse mourir enfin, que son corps de petite araignée noire cesse enfin de résister et qu’elle puisse mourir une bonne fois pour toutes. Et elle veut rester morte ensuite pour l’éternité, et que plus personne ne vienne la déranger.

Elle veut cesser d’être et n'être plus jamais rien pour toujours et toujours et toujours.

Elle dit Recommencer une autre vie, même parfaite, même sans douleurs et sans peines, même avec des toiles qui se font toutes seules ou avec la joie de faire des toiles et même avec des mouches à l’infini qui s’y prennent en festin sans arrêt, non je ne suis pas d’accord, je n’en veux plus, je refuse.

Elle dit Le néant futur est notre seul espoir, la dernière carotte qui puisse encore nous tenter un peu.

La vie est une parenthèse de mauvais goût dans une histoire de mauvais goût et à la fin de la parenthèse il ne faudrait plus en ouvrir aucune. Je demande à genoux qu’on n’en ouvre plus jamais. Plus une seule plus jamais.

Les gens qui passent par là lui demandent Araignée, pourquoi tu pleurer?

Elle dit Je ne pleure plus, cette boue est celle des larmes de quand j’aimais la vie.

Alors les gens lui disent Tu fais des toiles de nouveau?

Elle dit que non, que les toiles ça n’a plus d’importance et qu’elle est soulagée maintenant.

Et les gens disent N'est-ce pas qu’elles sont bonnes les mouches d’Australie?

Et l’araignée dit Oui succulentes, un festin, merci du conseil, grâce à vous je survis.

Elle espère que les gens seront contents et qu’ils s’en iront, et qu’ils la laisseront seule enfin faire sa mort comme elle l’entend.

Mais les gens ne comprennent rien, ils sont aveugles, ils ont des oeillères pires qu’un bourrin et ils ne se rendent pas compte qu’elle est en train de mourir, ils se figurent qu’elle est comme eux en train de fêter le printemps de bistrot en bistrot et ils lui disent Viens avec nous maintenant que tu es guérie, on va se faire une grosse bouffe dans un coin qu’on connaît, et après dans on sera bourrés on ira gueuler dans les rues pour réveiller les bourgeois, viens avec nous on va s’amuser.

Et l’araignée ne sait pas comment dire non, alors elle invente un mensonge, elle dit que non, ce soir malheureusement ça tombe mal parce qu’elle attend une amie araignée qui vient la voir de l’étranger. Une autre fois peut-être, avec plaisir.

Et les gens insistent, ils invitent l’amie aussi, et l’araignée s’enfonce dans son mensonge, elle promet pour la semaine suivante, et à la fin tout de même les gens s’en vont.

L’araignée est enfin seule, elle peut reprendre en paix sa mort là où elle l’avait laissée. Elle referme les yeux, elle se remet à sentir qu’elle ne sent plus rien, qu’elle devient toute froide et sèche.

Mais un peu plus tard voilà le petit garçon qui arrive. Il marche les mains dans les poches, l’araignée il y a longtemps qu’il l’a oubliée. Mais quand il voit la petite toile ratée moche qui est toujours là entre le mur et le tuyau, il lève les yeux et il voit l’araignée qui pend toujours plus maigre au bout de son fil avec ses huit pattes bien serrées sous elle.

Alors il lui dit Araignée, pourquoi tu pleures plus?

Elle lui dit J’ai plus besoin de pleurer, je vais mourir enfin.

Le petit garçon dit C'est quoi mourir?

L’araignée lui dit Tu sais bien, c'est quand on part et qu’on reste là et qu’on ne reviendra pas.

Le petit garçon dit Araignée tu vas où?

Elle dit Je vais nulle part, justement.

Il dit Comme l’amiral?

Elle dit Non, pas comme l’amiral, l’amiral il ne meurt pas, mais moi si, précisément, je veux mourir.

Le petit garçon ne comprend pas.

Le petit garçon c'est moi et je ne comprenais pas, je cherchais dans ma tête et il n’y avait rien dans ma tête.

L’araignée dit Mourir c'est quand on ne peut plus dire Je suis en train de mourir.

C'est quand ici et ailleurs c'est pareil, ça vaut zéro, ça s’est rejoint. C'est quand les trois bonheurs n’en sont qu’un seul et que ce un vaut zéro. C'est quand l’avenir est enfin nul, mais pas nul comme la vie, c'est quand l’avenir est juste zéro ni plus ni moins, et rien que zéro.

Je ne comprenais pas zéro.

C'est quand pour finir on n’est plus dans le présent. C'est quand on n’est plus nulle part. C'est quand tous les projets vous restent sur le coeur.

L’araignée ne sait pas expliquer mourir et ça la rend très malheureuse.

Le petit garçon dit Et moi, est-ce que je vais mourir?

L’araignée dit Oui. Tu as déjà commencé.

Le petit garçon dit Comment tu le sais?

L’araignée dit Je le sais, il n’y a pas de comment, je le sais et tout le monde le sait, tous ceux qui sont nés un jour devront mourir un jour.

Il dit Maman aussi?

Elle dit Oui.

Et papa?

Oui.

Et mon frère, même que c'est encore un bébé?

Oui, lui aussi.

Et le vieux Trice?

Le vieux Trice aussi bien sûr, avant tout le monde.

Et les gens qui passent?

Eux aussi.

Tous?

Tous.

Tout le monde alors?

Oui, tout le monde, chacun.

Le petit garçon dit Alors ta toile elle servait à quoi?

L’araignée dit A rien, ces choses-là ne servent à rien, elle ne sont que notre propre illusion d’être en vie. Et le malheur c'est que cette illusion on finit par l’aimer beaucoup. On l’aime bien trop.

Mais ta toile alors elle va mourir aussi?

Non, elle elle va pas mourir, elle va tomber en poussière seulement, elle va se défaire, elle deviendra difforme, il y aura des fils arrachés par le vent, tous les fils les uns après les autres, et à la fin il n’y aura plus rien.

Le petit garçon dit Je voudrais être une toile.

 

C'est l’histoire d’une chambre qui donne sur une place. Une chambre comme cette chambre-ci, et une place comme celle que tu vois par la fenêtre.

Assieds-toi là petit Antoine, assieds-toi tout près, je ne peux plus crier, il faut que les enfants collent leur petite oreille à ma vieille bouche. Cette histoire on la fera toi et moi, on la fera ensemble pour toi, on la fera au hasard, on suivra les idées comme elles viennent et de toute façon ce sera bien parce que c'est toi et que c'est pour toi.

C'est l’histoire d’une chambre avec un balcon qui donne sur une place. Il y a une persienne verte qu’on enroule avec une ficelle, et une fenêtre avec des volets intérieurs. C'est une chambre assez vieille, blanche, avec des murs fissurés. Sur la place il y a des arbres et des blancs de pierre, et au milieu il y a une fontaine avec plusieurs bassins les uns au-dessus des autres.

Cette chambre est une petite chambre d’hôtel. Elle a un lit, un lavabo, une armoire et une chaise, c'est tout. C'est une chambre d’hôtel mais elle est vide, il y a très longtemps qu’elle est vide.

Et elle se demande pourquoi elle est vide.

Elle entend des gens pourtant qui passent dans le couloir, et elle entend des ronflements la nuit et la femme de chambre qui passe le matin.

Mais il y a des mois que personne n’est entré dans cette chambre-là. Alors elle se sent triste, elle se demande pourquoi on l’abandonne. Elle dit Surtout maintenant que je reçois un peu de soleil en fin d’après-midi. Ça serait agréable de s’asseoir un peu où je suis et de regarder les gens sur la place, et les tours de la cathédrale derrière les toits au soleil couchant, et les hirondelles qui tournent.

Mais il n’y a personne. Alors avec le temps, les semaines et les mois, c'est elle qui se met à regarder les gens sur la place et les hirondelles qui tournent, et elle se promet de tout raconter plus tard au voyageur qui viendra.

Mais il n’y a pas de voyageur. Il n’y a que ce lit qui ne se défait jamais. Et la chambre essaie de se souvenir de tout ce qu’elle voit sur la place, mais avec le temps, avec les années, peu à peu dans sa mémoire tous les souvenirs commencent à se brouiller. Elle confond les passants d’un jour avec ceux de la veille et ceux de l’avant-veille qui étaient presque les mêmes, et avec ceux du lendemain qui seront encore presque les mêmes, et tout ça forme dans sa tête une sorte de pâte imprécise et floue.

Alors elle commence à s’agiter, elle s’inquiète, elle se dit Je vais devenir folle à ce jeu-là, je ne peux pas rester seule plus longtemps.

Je ne peux pas rester vide plus longtemps avec toutes ces choses à raconter qui se brouillent dans ma mémoire, tous ces petits faits accumulés de semaine en semaine au soleil couchant et qui n’en forment pas un seul, qui ne font pas d’histoire, qui ne font rien du tout, il me faut quelqu'un pour me tirer de là.

Elle dit Je n’en peux plus, c'est trop pour moi, c'est au-dessus de mes forces.

Alors la pauvre à son tour elle invente quelqu'un. Elle invente un voyageur qui s'assiérait au soleil à cet endroit-là et qui regarderait comme elle, et elle commence à lui raconter tout ce qu’elle a vu, tout ce qu’elle sait sur tous ces gens qui passent, tout ce qu’elle se rappelle sur eux, et sur les hirondelles qui tournent.

Elle se trompe un peu mais ça n’a pas d’importance, elle confond les heure et les jours, et elle confond les gens, elle invente des conversations qui n’ont pas eu lieu, elle invente des personnages qui n’ont jamais existé, mais ça n’a pas d’importance.

Elle dit que le voyageur imaginaire dit que ça n’a pas d’importance.

Et le temps passe, et elle parle sans arrêt jour et nuit à ce voyageur qui n’est pas là, elle ne fait plus rien que parler, parler, parler dans sa tête à voix haute, et elle ne sait plus ce qu’elle dit, elle ne dit plus rien, elle ne fait que répéter toujours sous d’autres formes la même partie d’une histoire fausse, et ça fait comme le bruit d’un gros insecte, comme un bourdonnement, comme un parasite, et ça envahit la place peu à peu, et ça lui revient en écho, et ça s’amplifie.

Ça dure des jours et ça dure des semaines, elle s’épuise et l’histoire ne se finit pas, on est toujours au même endroit, la chambre est vide et elle est seule, et elle bourdonne pour se faire croire qu’elle est pleine.

Alors à la fin il se passe quelque chose. Il faut bien qu’il se passe quelque chose dans notre histoire, petit Antoine. A la fin quelqu'un doit arriver, un voyageur, la femme de chambre, l’araignée.

Alors à la fin quelqu'un vient. C'est l’hirondelle philosophique qui vivait là-haut dans la gouttière. D’un coup de ses ailes atrophiées elle tombe sur le balcon.

Ta petite oreille plus près de ma vieille bouche.

Elle tombe sur le balcon et elle dit à la chambre vide C'est pas bientôt fini ce vacarme, non? Qu'est-ce qui vous arrive à vous?

Alors la chambre sort de son rêve brusquement, et elle voit la place par la fenêtre qui n’a pas changé mais qui bourdonne encore de centaines d’échos, et elle voit cette hirondelle piteuse et hirsute qui la regarde en ricanant sur le balcon, et elle ne sait plus où elle est, elle ne sait plus ce qu’elle fait elle ne comprend plus rien.

Et c'est la détresse, la peur et la détresse, et la honte, et quelque chose qui la pique au fond des yeux, et la solitude.

Et l’hirondelle philosophique se met à ricaner sur le balcon. Elle dit à la chambre vide A quoi vous servez, vous? Vous y avez pensé? A quoi vous servez?

La chambre ne comprend pas ce qu’elle lui veut. Elle sait bien à quoi elle sert, elle sert à loger les voyageurs. Mais voilà, il y a longtemps qu’il n’y a plus de voyageurs, et c'est pour ça qu’elle essaie de se souvenir. Elle voudrait bien expliquer ça à cette hirondelle qui vient la voir, mais elle ne peut plus, elle a trop parlé, elle ne peut plus rien dire.

Alors elle se met à pleurer, tout doucement, longtemps.

Et l’hirondelle la regarde. Elle dit Alors vous pleurez maintenant, nous voilà bien avancées.

Et la chambre dit Oui, je crois que cette fois-ci je pleure pour de bon.

Et l’hirondelle dit Ah, vous pleurez, c'est tout ce que vous avez trouvé, mais qu'est-ce que ça veut dire pleurer, qu'est-ce que ça veut dire pour de bon, vous y avez pensé à ça?

Et elle s’en va en haussant les épaules. La chambre reste seule. Elle dit Pleurer c'est quand on est perdu et qu’en plus on a peur, et pour de bon c'est quand on a même oublié pourquoi.

L’hirondelle ricane dans sa gouttière. Elle dit Moi je ne pleure jamais.

Et la chambre vide ne sait plus quoi faire. Il est venu quelqu'un qui n’était personne et c'est pire que s’il n’était venu personne. Elle ouvre les yeux très grands pour oublier qu’elle a oublié, elle regarde autour d’elle, elle voit la place, les bancs de pierre et la fontaine, elle voit les gens qui passent, mais elle ne voit plus rien à voir.

Et c'est la fin de l’histoire de la chambre vide, c'est la fin du supplice d’attendre quelqu'un. Ils peuvent bien venir maintenant, ils peuvent faire une immense toile d’araignée devant ma fenêtre et sur toute la place, ils font le faire, ça va être leur tour, et ce sera le carnage.

 

Alors nous verrons tout en gris. Le ciel a sa couleur de ciel, gris comme la mer grise à l’infini, et il n’en changera pas. La petite araignée est morte enfin, elle est soulagée.

L’empereur de Chine est mort aussi, dans les débris de son empire et sous les yeux d’un oiseau qui était prêt à se mette en cage pour lui. Et la Chine est devenue grise elle aussi.

L’amiral de son côté continue à regarder l’horizon à la jumelle. Lui de toute façon il poursuivra son chemin, jamais vraiment mort dans sa carapace qui l’étouffe. Mais l’horizon dans ses jumelles n’est pas grand chose, pas plus que la mer et pas plus que le zodiaque. L’horizon n’est que cette limite accidentelle entre le gris de la mer et le gris du ciel.

L’amiral dit L’horizon n’est qu’une hypothèse, c'est une forme de silence et c'est un mauvais prétexte. L’horizon c'est ce qui me rend seul, c'est ce qui reste hors de portée et qui a englouti tous eux qui sont partis.

 

Et certains soirs s’il avait une chignole, l’amiral ferait des trous dans sa chaloupe.

Il a ramé de bon coeur pendant des années et des années, pendant des siècles peut-être, au hasard, sans se plaindre et sans rien chercher, pas une seconde, pas un instant, et sans jamais pleurer non plus son armada perdue, pas une seule fois. Il disait toujours En avant marin, de vague en vague, comme ici et maintenant, on finira bien par y rester. Par rester ici et maintenant.

L’amiral aura chassé tout ce qui pouvait lui parler, chanter pour lui, l’accompagner, le distraire, tout ce qui pouvait être gentil avec lui, toutes les petites oreilles qui pouvaient l’écouter.

Et voilà que maintenant il lui manque une chignole.

Voilà que ce soir où il n’est venu personne et où tout est fini parce que tout est gris pour toujours, voilà que ce soir je dis que ce qui lui manque c'est une chignole pour faire des trous.

 

Et le vieux monsieur alors?

Quel vieux monsieur?

Tu sais bien, celui qui était triste.

Oui?

C'est toi qui m’a raconté.

Et alors?

Qu'est-ce qu’il devient après?

Après quoi?

Mais je sais pas moi, c'est toi qui me racontais.

Antoine je ne te comprends pas.

Mais si, le vieux monsieur enfin, celui qui était tout blanc et qui avait une couverture et qui regardait par la fenêtre.

Oui.

Qu'est-ce qu’il fait maintenant, il est mort lui aussi?

Antoine, il ne faut pas que tu cherches trop loin dans mes histoires.

Il n’est pas mort?

Il doit être gris comme tout le reste maintenant.

C'est lui qui vient dans la chambre vide?

Il n’y a personne dans la chambre où il est.

Personne?

Antoine écoute-moi, il ne faut pas m’écouter.

C’était pas vrai alors?

Mais si, justement, c’était vrai.

Alors raconte-moi la fin.

Il n’y a pas de fin, à la fin tout est gris et il n’y a plus personne, c'est tout. A la fin je te cherche et tu n’es nulle part.

Je suis mort?

Je te cherche et tu n’es nulle part, c'est tout. Alors à la fin c'est moi qui abandonne et tu es libre de nouveau.

 

 

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