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Ce roman raconte la fuite inutile d'un homme et d'un enfant au regard fixe. Il a été fini en 2004 à Madrid.

 

Extrait du cinquième chapitre.

 

Lino

(...)

 

Un bus avance lentement à ma gauche. Quelques passagers nous observent de haut. Ils nous voient tels que nous sommes, l’homme et l’enfant, sales tous les deux dans une voiture sale. Je baisse la vitre. Je laisse mon bras pendre à la portière. Il y a du bruit. Je hoche la tête. J’essaie d’exprimer l’habitude et la résignation. La combinaison d’agacement et d’accoutumance qui correspond exactement aux embouteillages du matin. Je surveille du coin de l’œil ces passagers qui nous regardent. Lino reste immobile, bien droit sur le siège arrière. J’ai peur qu’on nous reconnaisse. Je sais qu’il n’y a pas une chance sur mille, mais j’ai peur tout de même. J’essaie de me raisonner. De respirer lentement, de me détendre.

J’entends la petite voix nasillarde qui me dit :

Et si on prenait un croissant ?

Après tout, c'est un peu comme si nous étions en vacances, non ? Nous n’avons pas de but précis, nous partons vers le sud.

— Bonne idée, arrêtons-nous par ici. Ça nous dégourdira les jambes.

Je crois qu’il se met à rire.

— Tu ris, Lino ?

La colonne de voitures démarre lentement. J’essaie de me rabattre. On ne me laisse pas passer. Je force. On klaxonne. Je m’en moque. Je prends au hasard une rue sur ma droite. Elle est bordée d’arbres un peu fatigués. Les magasins ouvrent leurs stores. Je parque la voiture à la première occasion. Je fais caler le moteur, je sépare les fils. Je n’ai pas de clé. Lino ne bouge pas. Je le prends par le bras, je le fais descendre de la voiture. Il faut que je le porte.

Je fais quelques pas sous les arbres, pas trop loin de la voiture, et j’entre dans un café, Lino serré contre moi. Il y a un client accoudé au bar qui regarde sa bière d’un air contrit et quelques tables sur le trottoir. Je commande un capuccino, un verre d’eau gazeuse et deux croissants. Je sens la respiration de Lino dans mon cou, moite, un peu lourde. Je vais m’asseoir dehors. Il a perdu son sourire. J’ai l’impression qu’il veut me dire quelque chose. Il me regarde d’un air triste.

— Parle, Lino.

Il ne parle pas, il interroge. Il n’a pas besoin de parler pour ça. Il lui suffit de me regarder.

Je l’aide à s’installer sur un fauteuil de métal à côté de moi, appuyé contre un accoudoir.

— Tu veux que je t’explique, c'est ça ?

Il ne dit rien. Je passe la main dans ses cheveux jaunes. Il se laisse faire. J’essaie de rabattre les mèches. En vain. Elles se redressent aussitôt.

— Il faudrait que je t’emmène chez le coiffeur.

La rue est fraîche. C'est le matin. Un fleuriste installe ses bouquets devant son magasin. Plus loin, un maraîcher nettoie le trottoir avec un petit jet d’eau. Il salue quelques passants.

Nous aimerions mettre la main sur l’épaule de Luna. Nous la mettrions ensemble, Lino, si tu veux, toi dessous et moi dessus. Et nous lui dirions de quelques tremblements combien elle nous manque. Et nous irions voler quelques fleurs pour elle, nous en ferions une couronne que nous lui mettrions dans les cheveux, autour du cou, en diadème, en sautoir, et elle rougirait, elle les arracherait, elle nous dirait :

— Ne soyez pas idiots.

Et tout de suite elle se raviserait, elle ramasserait les fleurs, elle nous regarderait de ses yeux qui nous brûlent :

— Mettons-les dans un vase plutôt. Ce sera joli.

Et nous serions heureux, Lino, follement heureux. Heureux de nouveau comme nous ne le serons plus jamais. Et nous échangerions un regard toi et moi et nous saurions que nous nous comprenons.

Le garçon apporte les consommations sur un plateau de fer blanc. Il regarde Lino à la dérobée, puis moi. Il est gêné. Il renverse un peu le capuccino en le posant sur la table. Il ne dit rien. Il me tend le ticket et reste debout les mains croisées en regardant au loin. Je fouille mes poches. J’aurais préféré partir sans payer, mais je n’ai pas le choix. Je lui tends un billet, mon dernier billet. Il le prend et s’en va.

Je pousse le verre d’eau vers Lino, je l’aide à s’asseoir plus droit. Il ne me quitte pas des yeux. Ce regard m’inquiète, il est vide, ou il a peur, ou il appelle.

Tu veux vraiment que je t’explique, n’est-ce pas ? Tu insistes, n’est-ce pas ?

 

(...)

 

 

[Buy Opera!]

 

 

 

 

Copyright © Olivier Somosterre 2003-2006