Extraits. > Je suis heureux. > Petrouchka.

Accueil.
Textes.
Vie.
Extraits.
Contact.
Liens.

 

Texte intégral.

 

Petrouchka

Elle l'appelle, elle lui parle, elle l'attire vers elle, elle se détourne et il se pose sur elle.

Elle apprivoise. Elle approche la main prudemment, comme si elle craignait de se brûler. Elle arrondit les doigts, elle esquisse une caresse. Puis elle abandonne. La main retombe. Petrouchka ne bouge pas.

Elle veut. Elle ne sait pas si elle veut ou non. Elle croit qu'elle veut. On lui a dit de vouloir. On l'a convaincue qu'elle veut. Elle veut, elle croit vouloir. Elle déplie le journal sur la table, elle essaie de lire, elle se moque bien de tout ce qu'elle peut lire. Les espoirs de paix au Proche-Orient, les incendies de forêts, la sécheresse qui sévit toujours quelque part, dans le chaud ou dans le froid, les catastrophes écologiques, les élections truquées.

J'ai réfléchi, dit-elle brusquement sans lever les yeux.

Léo est assis dans son fauteuil, deux doigts posés sur le fourneau de sa pipe pour augmenter le tirage. Il aspire. Il aspire en vain. Il allume son briquet de la main gauche en inclinant la tête.

Apprivoiser, se dit-elle. Chercher refuge dans l'harmonie. Trouver refuge. Trouver un endroit chaud, de planches et d'ardoise, de paille et de bois, de pierre et de tuiles, d'adobe et de joncs, un endroit de douceur où le soleil pénètre à loisir, filtré seulement par des persiennes ou des voilages, adouci, moulé, sculpté à notre mesure, à notre image. Trouver le lieu de la tiédeur. Le sentir sous les doigts, rond comme les chairs, doux, un peu moite, et tendu, serein dans l'éclosion, sans rosée, sans rien qui soit frais, acide ou pétillant.

Petrouchka semble dormir, la tête inclinée, les yeux fermés, la respiration régulière.

La flamme s'engouffre dans le fourneau, se relève, replonge, accompagnée d'une légère stridulation. Les cheveux sentent le tabac. Le gilet de laine sent le tabac. La flamme est ample et jaune. Une épaisse fumée blanche sort de la bouche de Léo. Il reste incliné vers l'avant, pas encore rassuré, pas encore inquiet. Attendant seulement la suite de la phrase.

L'intervention du Premier ministre à l'Assemblée. Un volcan au Mexique. Les noyés des Galápagos. Les lave-vaisselle en promotion. Elle tourne la page. Actualité internationale. Le Conseil de Sécurité qui n'a rien décidé. On gèle à New York. Puis sa main se lève encore. Les sans-abri retrouvée morts de froid au matin. Se lève un peu hésitante, monte comme la main d'une marionnette. Petrouchka entrouvre un œil, tourne la tête. Un carambolage sans précédent sur le Verrazano. On croirait qu'elle va sourire.

La main fait un signe vague, comme si elle agitait un mouchoir ou comme si elle dansait le Lac des Cygnes. La bouche émet quelques petits baisers distraits. Petrouchka se réveille tout à fait. Elle se met à se gratter le flanc frénétiquement.

La stridulation s'intensifie. La fumée diminue. Le tabac doit être mouillé, ou trop tassé, ou pas assez. Ou encore c'est la pipe qui est bouchée.

Oui ? dit-il sans lever les yeux.

Partager, se dit-elle. Adhérer. Faire corps avec. Être unique. Être un seul et deux pourtant. Union profonde de l'être qui partage, même sang, même âme. Même soleil dont les rayons nous cherchent, même fierté. Même sentiment de plénitude. La chair est flasque. Maigre et flasque. Les côtes vallonnent le torse entre les seins, les deux iliaques pointent à la hanche comme deux revolvers, les coudes montrent leurs cals rosés par les trous du chandail.

Petrouchka est indifférente. Son grattement fini, elle redresse la tête, suit d'un regard vide les ondulations de la main, tend le cou violemment, une fois, deux fois, pousse un petit cri, tend le cou une troisième fois, et enfin se renfrogne. Elle n'a rien tenté.

La main reste en suspens, mollit, redescend lentement. L'attention est ailleurs. Le changement de gouvernement au Népal. L'avenir de la sécurité sociale. Les mots des uns, les promesses des autres. Quelque chose d'inutile qui émane du papier. Le bercement d'une rengaine oubliée. Le journal du jour, les photos d'hier. La main est posée maintenant sur le bord de la feuille.

Léo se tord dans son fauteuil, la pipe refroidissant entre ses doigts. Il tend le bras en arrière vers le guéridon, cherche à tâtons la blague et le cure-pipe, ne les trouve pas, grommelle, pousse un soupire, renonce. Il hésite un instant. Il se penche lentement pour mieux voir derrière lui. Il se soulève lourdement pour se tourner un peu.

Petrouchka ferme les yeux comme si elle se noyait. Ils lui rentrent dans la tête. Puis elle les rouvre, et les referme encore, et les rouvre. C'est une sorte de jeu. A chaque mouvement elle rentre un peu la tête dans les épaules. C'est une spirale. C'est le prélude à la crise. Personne ne s'en inquiète.

Il retombe. Il tend le bras encore. Il soulève son ventre pour augmenter la portée de son bras. Une violente douleur lui traverse le dos, il pousse un glapissement aigu en faisant une grimace. Personne ne le regarde. Il ramène le bras, la main toujours vide.

  ...loperie de sciatique.

Il parle à voix basse, il parle pour lui-même. Et pour qu'on sache qu'il a parlé. Il ne prend pas la peine de se tenir le dos, personne ne le regarde. Petrouchka s'est immobilisée un instant, surprise par le cri. Elle a baissé la tête. Elle a jeté un petit cri elle aussi. Puis elle s'est remise à cligner.

La main froisse le papier pour le tourner. Les yeux ne cherchent rien. Le trafic d'ivoire. Les mots croisés. Les dernières représentations de Nabucco dans les arènes. Quelle importance ? La tiédeur s'atténue. Les rondeurs se dégonflent comme des ballons de plage mal fermés. Le soleil s'efface derrière les brumes. Pourtant elle sent toujours l'appel. Elle entend toujours la voix lointaine qui essaie de lui dire quelque chose, elle perçoit un parfum d'amitié universelle, elle est attirée doucement, elle s'imagine qu'elle est tombée dans l'orbite de quelque chose qui finira par l'apprivoiser. Un homme, une femme, une idée, elle ne sait pas. Le journal d'hier, le journal de ses vingt ans, le journal du temps qui passe, le journal du temps qui vous séduit. Elle veut bien. Elle tourne une page encore, elle finit le premier cahier.

Ça doit être à cause des ressorts, qui se sont affaissés sous son poids sûrement. Les bras du fauteuil s'élèvent d'année en année, sous les coudes, sous les aisselles. C'est devenu inconfortable. Il s'agite dans cet espace trop petit, il voudrait en sortir, il voudrait que quelqu'un vienne l'aider à s'en libérer. Il se racle la gorge.

  Tu as dit quelque chose ? dit-il dans un souffle, pour bien souligner ses souffrances.

Il voudrait qu'on lui donne son cure-pipe. Il voudrait qu'on s'occupe de lui. Elle le sait bien. Elle lève les yeux de son journal, elle tourne la tête. Petrouchka tourne la tête en même temps qu'elle, et lui tire la langue. Elle est noire.

  Pardon ? dit-elle.

Il bouge le moins possible, garde la tête bien raide, un peu penchée en avant, le briquet dans une main, la pipe éteinte dans l'autre. Si elle voyait ses yeux, elle y devinerait une lueur espiègle.

 Apprivoiser. Mettre en confiance. Prendre confiance. Il doit être cinq heures. Il n'y a aucun bruit dans la maison. Le soleil pourrait percer les nuages une dernière fois, lancer un rayon sur les rochers, il serait encore temps. Une mince nappe de fumée bleuâtre coupe la chambre à mi-hauteur. Un gommier malade accroche sa branche unique à un fil de nylon au-dessus du buffet. Il fait chaud dans la pièce. C'est pour Petrouchka.

  Mon dos, dit-il.

  Ah, dit-elle.

Elle ne fait rien. Elle attend. Elle regarde le journal encore. Elle le repousse un peu sur la table. Elle le plie en deux, puis elle le déplie de nouveau. Petrouchka se redresse dans un effort visible. Elle hésite. Elle n'a pas envie de se lever, elle n'a pas envie d'être sa servante une fois de plus, elle a envie au contraire de lui dire cette chose qui lui noue la gorge et qui lui semble importante. Importante et ridicule. Qu'elle a besoin de dire et qu'elle hésite à dire.

J'ai réfléchi.

Qui est trop intime pour tomber du ciel au hasard un samedi après-midi. Qui la brûle pourtant, qui l'oppresse, qui la ronge. Mais qui pourrait attendre demain. Ou une semaine. Ou le moment opportun. L'année prochaine. Le moment où les yeux se croisent, l'heure où tout est réconcilié, l'heure où la main touche la peau familière, l'heure où le temps s'efface dans un glissement doux. Elle repousse sa chaise, elle se tourne vers lui.

Petrouchka s'effraie. Elle a les yeux exorbités, la langue raide et elle se presse sur la gauche dans un froissement effarouché. Léo s'est laissé retomber contre le dossier de son fauteuil. Il regarde Petrouchka d'un air résigné. Il sait ce qui va se passer. Il lève les bras, il s'étire prudemment, il se lève en poussant un grognement.

Petrouchka l'imite de sa voix nasillarde, une fois, deux fois.

  Tu voulais me dire quelque chose ?

Il prend son cure-pipe sur le guéridon. Elle le suit des yeux sans bouger de sa chaise. Elle cherche son regard. Elle est inquiète.

Petrouchka se penche pour mordre le bois. Léo vide en partie le fourneau de sa pipe, puis entreprend de l'allumer de nouveau. La fumée est épaisse. Elle lui cache le visage. Il en profite pour observer sa pauvre compagne avachie devant la table. Petrouchka s'affole. Elle va attaquer.

  Non, rien d'important.

Elle se rend compte qu'il voit qu'elle ment. Elle ne fait qu'hésiter davantage.

  Rien d'important, dit Petrouchka. Rien d'important, rien d'important.

Elle saute de gauche et de droite en baissant le cou à chaque mouvement, en le redressant à chaque parole. Elle a les yeux rouges, la crête dressée.

  Vraiment ? dit Léo.

Un journal vieux de vingt ans. Un visage vieilli de vingt ans, les sécheresses et les craquelures, les ravages des amours partielles, l'effroi, les retours, les tropiques oubliés. Elle fuit son regard. Elle fixe le gommier dont les feuilles jaunissent les unes après les autres, elle parcourt sa branche, hésitante et malingre, jusqu'au dernier bourgeon près de la porte, bruni, déjà sec avant d'éclater. Impossible de dire à Léo qu'elle veut un enfant, il est trop tard, elle est trop triste.

Petrouchka s'attaque à sa chaîne. Elle doit souffrir. Elle accroche son bec aux maillons, elle essaie de tirer, elle bat des ailes. Elle a le plumage vert et lumineux, elle est la clarté de la pièce dans la lumière de l'après-midi.

L'odeur du tabac chaud emplit progressivement l'atmosphère. Elle croise le regard de Léo qui la scrute à travers la fumée. Il est perplexe et bienveillant. Elle essaie de mentir.

  Si on libérait Petrouchka ? dit-elle.

Léo reste impassible. Elle sent qu'il est déçu. Elle se tourne vers son journal.

  Trouchka, Trouchka, Trouchka, dit le perroquet.

Léo se rassied dans son fauteuil. La main se lève vers la cage pour calmer l'oiseau, prudemment, comme si elle craignait de se brûler.

 

[Buy Opera!]

 

 

 

 

Copyright © Olivier Somosterre 2003-2006