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Sinus

… puis change de parfum, met une eau de toilette plus musquée, plus busquée, plus brusque

et revient, plisse le nez, en a trop mis, n’a pas envie d’y aller, doit y aller, se résigne, se révolte

repart vers la salle de bain

change d’avis, fait demi-tour, revient dans le living, prend un magazine qui traînait sur le sofa, s’évente énergiquement, sent la colère qui monte

entend dire :

― Vraiment ça pue, ça. C'est quoi ?

s’entend répondre :

 Ça pue pas, j’en ai trop mis, c'est tout, ça va passer.

sent la colère qui monte, la rage infantile, l’éternel envie de s’échapper, la disproportion des petites choses

évente, sourit, cherche l’humour pour combattre le dépit, ne trouve rien, s’entend dire :

― Un échantillon, bien sûr.

sent venir le mal de tête, la crispation violente du sinus gauche, l’agression dans les yeux, commence à s’en vouloir, évente de plus belle, va à la fenêtre, ouvre grand, subit de plein fouet l’attaque du vent et du bruit de la rue, le hennissement fébrile d’une ambulance dans les embouteillages, ouvre deux boutons de sa chemise, la secoue pour diffuser l’odeur, parvient seulement à la renforcer, s’aperçoit que le parfum évolue, se transforme, ne sait pas s’il faut s’en réjouir ou s’inquiéter, s’entend demander :

― Tu es d’accord, c'est insupportable ?

n’est pas entendu apparemment, n’obtient pas de réponse, se retourne vers l’intérieur de la pièce, ne voit personne, s’entend appeler :

 Tu es là ?

se retourne vers la fenêtre, sonde le vide, surmonte un léger vertige, prend conscience de l’embouteillage, des klaxons, de la masse des taxis noirs à toits jaunes immobilisés à perte de vue, de la lumière grise et rose du couchant, comprend que ça n’ira pas

reste là quelques instants, perplexe, noyé dans le bruit

fait effort pour surmonter les bruits

et avec les bruits tous les sons, les mots, les odeurs, les lumières, fait effort pour s’enfermer, serre les dents, ouvre les lèvres

est happé par une douleur violente derrière l’œil gauche, se redresse, ferme la fenêtre d’un mouvement sec, s’entend répéter violemment :

 Où es-tu ?

 

entend une voix douce, toute proche, dire :

 Je suis là, où veux-tu que je sois ?

comme si elle lui parlait à l’oreille

 

… puis entend l’exclamation d’un rire malicieux :

― C'est Béchamel qui dit qu’il est pris dans les embouteillages.

ne saisit pas tout de suite, ouvre la bouche pour demander, comprend qu’il n’a pas entendu le téléphone, se sent soulagé, n’a pas envie d’y aller, a trouvé un prétexte pour se défiler, sourit, s’approche, la revue toujours à la main, entend :

 N’approche pas.

s’arrête interloqué

 Va te laver, va enlever ça, c'est insupportable.

voit un sourire éclatant s'emparer du visage, ne sait pas à quoi s’en tenir, est tenaillé par la migraine, subjugué par le sourire, intrigué par le silence, perdu les bras ballants

hésite, avance de trois pas, se laisse tomber sur le sofa, découvre qu’il s’est laissé tomber sur le sofa, étend une jambe, pose la nuque sur l’accoudoir, entend un nouveau rire :

 Arrête, tu vas en mettre partout.

déposer sur chaque chose qu’il touche les traces de ce parfum trop brusque

commence à s’habituer pourtant, porte ses paumes à son nez, les éloigne brusquement, entend :

 On mettra des semaines à s’en débarrasser.

trouve exagéré, n’aime pas cette odeur, d’accord, la trouve obsédante, agressive, mais n’en faisons pas un drame

se soumet pourtant, se lève, se dirige vers la salle de bain, s’arrête à mi-chemin, s’entend demander :

 C’est vrai qu’il a téléphoné ?

n’entend pas de réponse

n’attend pas de réponse, doute de tout, doute de lui-même, et de son parfum, et de son costume, et de l’utilité d’aller à cette soirée

se dit qu’il a rêvé, que son délire le reprend, s’entend appeler :

 Tu es là ?

revient vers le living, ne voit personne, se dirige vers le couloir, s’arrête à mi-chemin, fait demi-tour, entre dans le living par l’autre porte, prend le téléphone sur la petite table à côté du portrait, le met dans sa poche, va à la fenêtre, l’ouvre, est happé une nouvelle fois par le vide et le vacarme des voitures, et la sirène de l’ambulance qui n’a pas avancé d’un mètre, et la mer de Peugeot noires et jaunes, et le ciel vert et gris, et le léger vertige, et s’entend crier :

 Je sais bien que tu n’es pas là, fais pas semblant.

n’attend pas de réponse

prend le téléphone dans sa poche, compose le numéro de Béchamel, attend quelques secondes, est incommodé par l’odeur du parfum dans sa main, s’entend dire :

 Allô, Bertrand ?

perçoit des grésillements divers, le bruit de fond de la voiture et du trafic, s’éloigne de la fenêtre pour mieux entendre, n’entend pas mieux

 Tu as vu l’embouteillage ?

écoute les explications de Béchamel, lointaines et entrecoupées, ne comprend pas tout, devine, complète, suppose

 Que je vienne te retrouver où ?

n’est pas sûr de comprendre, n’est pas sûr de vouloir, croit bien qu’il ne veut pas, est prêt à mentir, est prêt à ne rien comprendre

 OK, rappelle-moi quand tu peux.

se rapproche de la fenêtre, se penche un peu, est pris d’une nouvelle douleur derrière l’œil gauche, réalise qu’il avait oublié, s’entend poursuivre la conversation :

 D’accord, je bouge pas d’ici.

se penche un peu plus, coupe la conversation en pressant sur le bouton rouge, ne regarde rien en particulier, s’astreint à ne rien entendre, se contente de sentir le vent sur sa peau, se contente d’offrir la peau de son visage au vent du soir, espère dissoudre le parfum

se retourne, referme la fenêtre, repose le téléphone à sa place, regarde le portrait, s’effondre à son sourire, s’entend dire tout bas :

 Tu vois bien qu’il n’avait pas appelé.

sent une présence dans son dos, sent deux bras qui s’accrochent à son cou par derrière, sent deux bras qui l’enlacent, sent une poitrine qui se presse sur son dos, sent une joue qui se pose sur son épaule, des cheveux qui lui chatouillent le cou, ferme les yeux, sent la migraine qui s’efface, sent qu’il ne sent rien, sent qu’il sent une chaleur

sent qu’il ne sent rien

se retourne vers la chambre vide

soupire, serre les dents

sent qu’il se dirige vers la salle de bain, sent qu’il se déshabille, sent qu’il prend une douche, sent qu’il se sèche, se rhabille

 

… puis met une autre eau de toilette, plus suave, plus tiède, plus sucrée, revient vers le living, plisse le nez, en a trop mis, sent la nausée qui monte, sent la stupeur, prend une revue, ventile, ouvre la fenêtre, entend l’exclamation d’un rire malicieux, juste derrière ses yeux, rien que dans sa tête, seul dans sa tête, pour lui seul. Il se ferme à tout le reste.

 

 

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