Un
jour, tout tendrement, nous nous dirons adieu. Je prendrai ta main ou tu
prendras la mienne, elle sera vieille ou elle sera jeune encore, elle
sera rêche et bosselée, soyeuse et nacrée, osseuse ou alourdie, et la
mienne aussi, claire ou tachetée, intacte ou brisée, docile ou
tremblante, forte encore ou indécise déjà
la
goutte d’eau se forme lentement sur la balustrade, elle grossit, elle
reflète la lueur du ciel, un croissant blanc, doux et triste que le
vent fait frémir
la
peau parcheminée peut-être, le bout des doigts tendu de petites rides
longitudinales, un peu brunis, un peu rougis, ou douce encore, douces
comme au premier soir, douce comme l’avenir qui s’offrait à nous,
comme l’offrande que nous nous faisions de l’avenir
Je
te regarde et je ne comprends pas. Tu es penchée sous la pluie dans un
ciré gris, tu portes des bottes en caoutchouc et un grand chapeau qui
luit dans la lumière fade de la pluie, tu as l’air à la fois plus
petite et plus grande, si petite que les ronces pourraient te retenir
sans peine, si grande que tu embrases tout l’espace de ma vue, je ne
comprends pas
la
goutte d’eau hésite, elle glisse à gauche, elle revient à droite,
elle s’allonge, elle s’étale sur le deuxième barreau de la
balustrade, elle doit connaître des vagues par moments, des tempêtes
océanes, des tourbillons intenses dans sa fragilité, elle se regroupe,
elle s’allonge et elle s’arrondit
je
la suis des yeux, je la vois et je te vois, les mêmes gouttes doivent
former une couronne de perles sur le rebord de ton chapeau, je
t’envie, je les envie, je suis sec et j’ai froid, ma vitre est protégée
par un auvent, la pluie ne m’atteint pas, je reste assis sur ma
chaise, la tête penchée sur le tapis vert, la tête levée vers la fenêtre,
le froid de l’automne me saisit aux chevilles
Ma
main m’appartient quand elle tient ta main. Elle se glisse entre les
couvertures, entre les plis des vêtements, elle se fraie un chemin
entre les laines et les cotons, elle cherche ta main, ta poche, ta
manche, elle cherche un gant où elle saurait te trouver, te reconnaître
entre toutes, te sentir comme on sent un parfum, glisser ses doigts
entre tes doigts, te saisir, te serrer tendrement, veiller à ne pas te
blesser, t’épargner le frisson de ma peau transie, te protéger de
moi tout en me réchauffant, et t’appartenir comme je ne
m’appartiens pas
comme
si une rafale plus forte pouvait la soutenir, différer sa chute, la
diluer le long de la barre de fonte, l’évaporer encore en
gouttelettes plus fines, la rendre aux nuages, à la liberté, au
voyage, la disperser comme chacune de nos poussières se dispersera
bientôt, la priver de ce croissant de lune qui tremble à sa rondeur,
l’effacer, la diluer
et
je serre, je serre les poings, je serre les dents, je plante mes ongles,
et ta main répond, elle caresse, elle encourage, elle rassure, elle
joue avec mes doigts, elle sourit, je sens que tu souris, je sais
qu’avec moi tu n’as pas peur, je sais que tu veux bien, et je crois
qu’il est temps, que le jour est venu, que l’heure arrive, je lève
les yeux du tapis vert, je regarde la goutte d’eau sur la balustrade
et je te regarde au jardin, et je crois que l’heure est arrivée.
Sur
le tapis, les cartes se brouillent. Elles se brouillent à mes yeux et
je les brouille de la main. Le contact du feutre m’irrite légèrement
les doigts, me fait crisper le cou. Pourtant je continue. A travers la
pluie, à travers l’eau du ciel, de la vitre et de mes yeux, à
travers la petite goutte qui balance au vent, je t’observe. Tout est
gris dehors. Le temps, ton ciré, ton chapeau, tes bottes. Le gravier du
chemin, la pelouse, les arbres, les rosiers. Il n’y a que la poignée
orange de ton sécateur pour donner vie au tableau. Et ton visage. Et
ton sourire quand il se tourne vers moi. Tu sais que je te regarde. Tu
sais que malgré mes jeux interminables je ne te quitte jamais, je te
regarde comme au premier jour, je m’étonne comme au premier instant,
je m’étonne un peu plus chaque jour, jusqu’au dernier jour. Je
ramasse les cartes. Je les mets en pile. Et nous sommes arrivés au
dernier jour. Je les sépare. Je les mélange. Je recompose la pile. Les
gouttes de pluie forment une couronne de perles autour de ton chapeau.
Je ne te quitte plus des yeux. Tu es penchée. Tu coupes. Tu effeuilles.
Tu soignes. Je ne sais pas cultiver les fleurs. Je regarde couler le
temps et je rate mes réussites. La goutte d’eau s’arrondit dans un
repos du vent. Elle s’alourdit, son croissant de lumière devient une
demi-lune. Puis elle s’allonge. Tu te redresses. Elle s’allonge
comme une larme. Elle va tomber. Tu vas rentrer. Mes mains sont
immobiles. Je les sens moites. Le reflet s’étire. Pour un instant il
ressemble à une lame, à une épée, à un glaive. Et la goutte d’eau
succombe, avec souplesse, avec beauté. Avec tendresse.
Je
t’entends refermer la porte derrière toi, secouer tes vêtements
mouillés, frissonner. Je t’entends sourire. Je ne bouge pas. Pas
encore. Je sais qu’il est temps. Avant qu’une autre goutte d’eau
ne se forme. Tu vas entrer dans la pièce. Tu vas poser la main sur mon
épaule. Je poserai ma main sur la tienne. Elle sera fraîche. Elle
sentira la pluie, la terre et la verdure. Et je te dirai qu’il est
temps de nous dire adieu, de nous serrer l’un contre l’autre,
d’avaler une pilule ou d’ouvrir le gaz, de nous enlacer comme au
premier jour, et de nous séparer ensemble, tout tendrement.