Extraits. > Je suis heureux. > Une aquarelle.

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Ce texte constitue la plus brève des nouvelles du recueil Je suis heureux.

Texte intégral.

 

Une aquarelle

Vous la lui offrirez de tout votre cœur. Elle sera un peu gondolée, le papier est mauvais. Ne mettez pas trop d'eau. Attendez. Posez les papiers devant vous. Ouvrez votre boîte d'aquarelle. Trouvez vos pinceaux qui traînent au fond d'un tiroir. Un pinceau en brosse, deux pinceaux ronds, un pinceau fin, si fin qu'il a l'air de n'avoir qu'un seul poil. Ils sont secs. Vous prenez plaisir à les casser du doigt, à briser leur résistance. C'est la partie facile. Trouvez un verre ou un bocal de cornichons. Remplissez-le d'eau. Trempez vos pinceaux pour les ramollir. Ne vous énervez pas. Soyez patient. La prochaine fois, lavez-les après l'emploi. Apprenez cette leçon. Apprenez-là ce soir. Préparez les pastilles d'aquarelle en posant une goutte d'eau sur chacune d'elles. Attendez. Assurez-vous que vos pinceaux sont propres. Essuyez-les avec une serviette. S'ils laissent encore des traces, lavez-les encore. Passez-les sous le robinet le temps qu'il faudra.

Etalez votre feuille devant vous sur du papier journal. C'est pour éviter les taches sur le sol. Prenez un crayon. Dessinez un carré à un centimètre du bord de la feuille. Ne pressez pas, vous allez la trouer. Un trait léger. Tracez ensuite trois formes rectangulaires dans le quart inférieur droit de la feuille. A peu près de même taille, mais pas tout à fait. Ce sont les pierres. Jamais deux pierres ne sont semblables. Dessinez une autre pierre dans le quart supérieur gauche. Fermez les yeux. Réfléchissez. Visualisez. Vous trouverez peut-être qu'il faut une autre pierre encore. N'en mettez pas trop. Cinq, sept au plus. C'est un ouvrage de maçonnerie. Il faut suggérer, il ne faut pas montrer. Trouvez un équilibre. Ne vous pressez pas. Laissez les choses se faire.

Passez ensuite à la peinture. Prenez votre pinceau le plus large. Le pinceau plat. Mouillez-le dans le bocal de cornichons. Faites couler l'excédent d'eau en le pressant sur le bord du bocal. Prenez du rouge et de l'orangé. N'essayez pas de mélanger les couleurs. Cherchez des marbrures au contraire. Appliquez la couleur lentement sur la feuille, de gauche à droite et de droite à gauche. C'est important. Il faut que tous les coups de pinceau soient horizontaux. C'est pour donner un effet d'infini. Le papier commence à gondoler. Mettez moins d'eau. Prenez votre temps mais ne vous arrêtez pas. Il faut que l'aquarelle reste fraîche. Évitez les rectangles que vous avez dessinés. Variez le mélange de rouge et d'orangé. Si vous manquez de couleur, ajoutez du jaune, le plus foncé possible. De temps à autre, prenez un peu de vert sur un angle de votre pinceau. Peignez ainsi toutes les surfaces vides. N'en faites pas trop. N'effacez pas les marbrures.

Prenez ensuite un autre pinceau. Remplissez les rectangles d'un mélange de blanc et de gris. Couvrez les traits de crayon. N'allez pas plus loin. Laissez un espace d'un millimètre ou deux entre le gris et le rouge. Laissez sécher quelques instants. Remplissez enfin de rouge et d'orangé l'espace resté vide, avec un pinceau plus petit.

Reculez. Admirez votre œuvre. Ne soyez pas déçu. On vous pardonnera les imperfections. Prenez un peu d'aquarelle noire et signez sur la bordure. Indiquez l'année. Refermez la boîte d'aquarelle. Enveloppez les pinceaux dans le torchon. Vous avez oublié de les laver. Tant pis. Posez le bocal d'eau sale sur le rebord de la fenêtre. Vous le jetterez plus tard. Laissez le papier journal par terre après l'avoir froissé.

Assurez-vous que le papier est sec. Si nécessaire, attendez un peu. Profitez-en pour écouter les bruits de la maison.  Localisez les habitants pour éviter les embûches ou les contretemps. Lorsque tout sera prêt, partez à sa recherche l'aquarelle à la main. Allez à la cuisine. Si elle n'y est pas, appelez. Quand vous l'aurez trouvée, offrez-lui votre œuvre de tout votre cœur.

Puis fuyez. Partez en courant. N'attendez pas. Bouchez-vous les oreilles, regardez par terre et courez. N'écoutez pas ce qu'on vous dit. Éviter les regards. Protégez-vous des moqueries et des remerciements. Revenu dans votre chambre, vous serez à l'abri de nouveau. Là et nulle part ailleurs.

Vous pourrez alors vous pencher par la fenêtre et jeter l'eau sale du bocal de cornichons sur la tête d'un passant.

 

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Copyright © Olivier Somosterre 2003-2006