Vous
aviez peur de vous égarer. Vous préfériez les artères
principales. Vous regardiez par la vitre en regrettant qu'elle
soit teintée. Vous ne l'ouvriez pas, à cause de la chaleur, ou
un peu seulement, quand vous fumiez. Le chauffeur toussait. Vous
ouvriez plus grand. Il s'excusait. Vous ne disiez rien. Vous étiez
tendu. Qu'il tousse, vous disiez-vous. Je n'y peux rien. Votre
corps vous semblait plus fragile que le sien, de toute façon. Il
devait vous blesser plus que le sien. Vous réfléchissiez à ça
pendant un instant, comment est-ce que vous sentiez votre corps,
comment est-ce qu'il sentait le sien. Et puis ces idées vous
quittaient et d'autres venaient.
Vous
ne pouviez pas vous égarer. Il était là. Il vous guidait. Il
vous menait à destination. Il suffisait de lui dire. Pourtant,
les rues étroites vous semblaient hostiles, trop sinueuses, trop
peuplées de passants, de charrettes, de tricycles. Vous préfériez
les embouteillages. Ça vous semblait ridicule.
―
Shortest way, disiez-vous.
Le
chemin le plus court. Shortest in time. La
distance importait peu. C'est le temps qui comptait. Vous vouliez
aller vite, être partout, connaître, organiser, commander. Vous
aviez foi en votre idée. Vous croyiez en vous-même. Vous ne
saviez pas l'exprimer mais vous sentiez quelque chose et vous le
suiviez. Ça va suffisait.
Vous
étiez assis bas. Ou vous vous laissiez glisser dans votre siège,
jusqu'à ce que votre tête trouve son confort dans un repli du
dossier. Vous ne lisiez pas. Vous souffriez de ces nausées
encore. Vous deviez dormir ou regarder le paysage.
Vous
éteigniez votre cigarette dans le cendrier et vous jetiez le mégot
par la fenêtre. C'est une vieille habitude, venue du temps où
les cendriers ne se vidaient jamais. Vous la gardez consciemment,
souvenir de liberté, bien qu'aujourd'hui on nettoie tout chaque
jour sans même que vous vous en rendiez compte.
Non,
vous n'étiez pas malheureux. Non, vous n'étiez pas triste.
Pourquoi auriez-vous été triste ? Quel était le malheur
qui vous arrivait à vous, calé dans le fond de votre limousine ?
Aucun, vous le saviez bien. Vous traversiez le temps et les lieux
comme sans y toucher, toujours indemne, toujours au coin du feu le
soir, toujours libre si vous en preniez le temps.
Vous
laissiez la vitre entrouverte encore quelques secondes, vous
attendiez que la fumée vous semble dissipée, vous respiriez un
instant les odeurs du dehors, puis vous la refermiez. Elle montait
avec un bourdonnement et s'arrêtait dans sa rainure avec un bruit
de sas, comme une aspiration gloutonne et ventrue. Vous étiez à
nouveau libre du monde et privé du monde. L'air se glaçait
autour de vous, il devenait plus coupant. Le chauffeur continuait
à tousser.
Des
idées s'étalaient devant vous, en conflit, en concurrence. Il
fallait choisir. Vous hésitiez. Chacune était un pari. Aucune ne
semblait meilleure que les autres. Les minutes passaient.
―
Shortest time, Leo. I'm late.
Vous
aimiez ça, la précipitation, l'audace, le pari. Vous viviez de
cette inquiétude. Vous la jetiez dans la bataille et vous la
regardiez brûler. Vous vous regardiez brûler en elle peut-être ?
Les
bruits vous parvenaient étouffés par l'épaisseur des vitres et
le bruit de la ventilation. Vous n'entendiez qu'à peine le
moteur. Vous étiez habitué au bruit des avertisseurs, aux
exclamations, aux protestations des chauffeurs de camion, aux
signes des passagers assis en amazone sur les Vespas. Vous ne les
écoutiez pas. Vous n'y faisiez pas attention. Vous les
connaissiez à peine. Ils étaient pour vous un ensemble
indistinct d'hommes et de femmes aux habits chamarrés, occupés
à des tâches que vous ne saviez pas imaginer. Mais ça ne vous
arrêtait pas. Ils étaient l'objet de vos paris, ça vous
suffisait. Vous n'aviez pas besoin de leurs vies, sinon comme décor
et comme prétexte à vos prouesses.
Mais
cette pensée ne vous effleurait pas. Vous étiez enfermé dans
l'idée que vous vous faisiez de votre puissance. Et Leo vous
aidait. Il vous confortait. Vous ne preniez pas le temps d'y
penser, pas ce jour-là, mais vous le saviez confusément. Il vous
protégeait, caché modestement dans l'ombre.
Vous
poussiez un soupire. Il fallait choisir. Il fallait établir un
plan. Vous vous apprêtiez à allumer une nouvelle cigarette. Vous
renonciez, pour quelques secondes seulement. Vous rajustiez votre
cravate, dans un geste mécanique, en levant le menton.
Un
coup de volant sur la gauche ou sur la droite vous déséquilibrait
de temps en temps. Vous ne bronchiez pas. Vous vous trouviez trop
vieux pour mourir en voiture.
Certaines
maisons étaient très blanches au soleil, comme de petits palais
entourés de gazon tendre et d'arbres lourds. Rien ne les séparait
de la rue, ni grille, ni mur, ni garde en faction, et pourtant
personne n'y passait. Elles étaient rares. Vous les aimiez. Vous
aimiez les regarder. Vous vous l'avouiez sans trop d'effort. Vous
aimiez les voir et les interroger de derrière votre glace teintée.
Vous voyiez des sabres et des oriflammes, des uniformes colorés,
rouges et noirs comme si le roi Georges était encore ici. Vous
n'entriez pas. Vous ne le souhaitiez pas. L'apparence vous
suffisait. Comme si le monde était fait d'écorces vides et de
l'ombre des passants.
Vous
aviez le sentiment d'un sacrifice peut-être ? Non, ne dites
pas ça. N'essayez pas. Vous n'avez aucun droit de prétendre à
ça. Vous nagiez dans votre limousine de glace. Vite, vite.
―
Hurry up, we're late.
Vous
n'étiez pas sûr qu'il comprenne vos mots. Mais l'intonation ne
laissait pas de doute.
Et
pourquoi n'étiez-vous pas parti plus tôt ? Quel besoin de
se précipiter dans les rues, quel besoin de bousculer les
passants, de klaxonner, d'emprunter la piste opposée pour dépasser ?
Quel besoin de choisir l'heure des embouteillages pour vos
rendez-vous ?
Vous
allumiez enfin cette cigarette avec laquelle vous n'aviez pas cessé
de jouer depuis tout à l'heure. Votre geste était mécanique et
précipité. Puis vous releviez la tête en aspirant la fumée
comme on boit une eau fraîche, vous vous penchiez en arrière en
bombant le torse, vous remettiez votre briquet dans la petite
poche de votre veston. Vous sentiez un picotement dans les yeux,
comme s'ils rétrécissaient soudain. Et vous entrouvriez la
vitre. Il y avait le décrochement du sas, comme une ventouse qui
lâche et un dégonflement, puis le bourdonnement du moteur électrique.
Et vous lâchiez le bouton. Leo toussait. Une bouffée d'humidité
chaude entrait par la fente. Vous la respiriez autant que la fumée
du tabac. L'air était ample. Il avait de l'espace. Il venait de
la mer. Il était épais. Il était le contraire de vous. Vous étiez
la sécheresse et la maigreur. Vous vous redressiez, avec un bref
sentiment de bien-être.
Quel
était le pari ? Quel était le prix ? Quel était le
gain ? Quel était le filet dans lequel vous comptiez les
prendre ? Quelle était la puissance que vous alliez gagner ?
Quel était le regard que vous alliez vous attirer ? Vous
vous redressiez sur votre siège. Oui, vous les aimiez. Non, vous
ne les aimiez pas. Pourquoi est-ce que tout se réduirait à une
question d'amour ? Pourquoi est-ce que l'amour serait la
seule mesure de nos vies ? La fumée vous blessait la gorge.
La braise était trop chaude, trop orange, trop longue. Tout vous
semblait acide, vos mains, vos lèvres. Sur votre droite, un petit
temple se découpait sur l'eau.
―
Leo ?
Il
mettait du temps pour répondre. Il ne s'attendait pas à ce que
vous lui parliez.
―
Yes, Sir ?
―
Non, rien. Nothing. Sorry.
Ou
plutôt si. Vous aviez une chose à lui dire soudain, une seule
petite chose, simple et brève, une petite chose vraie: « Stop,
Leo. Let's stop over there. Arrête-moi là. Laisse-moi
descendre, je veux marcher, je veux sortir, je veux sentir autre
chose que le froid et le chaud, je veux l'épaisseur et je veux la
chaleur du soleil sur ma peau, et je veux les couleurs telles
qu'elles sont. » C'était si simple. Mais rien ne sortait.
Votre
corps amaigri se pelotonnait dans un confort acide. Vous sentiez
vos brûlures, vos vieilles aigreurs qui vous montaient de
l'estomac, qui vous prenaient toute la poitrine, irradiant ses
morsures de crabe entre chacune de vos côtes. D'ailleurs,
qu'auriez-vous fait là, arrêté contre un trottoir dans votre
limousine démesurée ? Regarder ce temple que vous aviez vu
vingt fois ? Descendre, traverser la rue, contourner le lac
pour emprunter la passerelle de l'autre côté, avancer sur les
planches, descendre une marche et regarder la statue solitaire et
dorée ? La même statue pour la vingtième fois ? Le même
éclat imperturbable de ses yeux de métal, son éternel sourire
de Joconde, mi-moqueur mi-serein ? Quoi ? Faire quoi ?
Comprendre quoi ? Apprendre quoi ? Découvrir quel mystère
qui se cacherait sottement dans une statue ? Vérifier que la
beauté s'efface à mesure qu'on s'en approche ?
La
beauté. Que saviez-vous de la beauté ? Que saviez-vous en
voir ? Vous trouviez un instant de plaisir à voir ce temple
et ce petit lac à votre droite derrière les bornes blanches aux
formes compliquées et les arbres malingres qui défilent en
premier plan. Mais votre plaisir n'était pas dans le temple, ni
dans sa vue, ni dans sa contemplation, ni dans le souvenir des bâtisseurs,
ni dans l'admiration des fidèles, ni dans le mystère des
offrandes, ni dans le repos qu'il aurait pu vous inspirer. Il n'était
que dans votre course. Il était dans l'usurpation, dans le fait
d'être là, vous, dans cette limousine avec ce chauffeur, de
passer en trombe devant ce temple pour aller à ce rendez-vous,
alors que tout ça n'était pas à vous, pas pour vous, pas de
vous, pas en vous. Alors que tout ça ne devait pas être, vous le
saviez bien.
Le
chauffeur toussait encore. Il essayait de se retenir. Il n'y
parvenait plus. Il gardait les deux mains sur le volant, le doigt
sur le klaxon, immobile dans sa vitesse, puissant et rigide, secoué
pourtant d'une force qu'il ne pouvait pas contenir.
Avec
lui, vous n'aviez rien à craindre. Jamais vous ne pourriez vous
égarer. Jamais vous ne seriez en danger. Vous aviez confiance en
lui. Sa toux vous ramenait au présent. Vous aviez un doute. Ce
rendez-vous tombait mal. Vous vous étiez lancé sans savoir quel
parti prendre. C'était un jeu de dés. Vous pouviez perdre. Votre
intuition pouvait vous trahir cette fois. Pourquoi aurait-elle été
infaillible ? Qui a dit que seul et squelettique vous seriez
toujours plus habile que vos adversaires, que vous ne commettriez
jamais l'erreur fatale, que vous inventeriez toujours la pirouette
finale qui remettait tout en place, qui gonflait votre puissance,
qui vous rendait plus indispensable que jamais ? Personne.
Personne n'avait dit ça. Personne n'avait jamais eu confiance en
vous comme vous aviez confiance en Leo. On se méfiait toujours.
On admirait votre intelligence, c'était du moins ce qu'on vous
disait, mais en réalité on vous craignait seulement. On
attendait votre faux-pas en riant sous cape. On se réjouissait de
votre chute. On la disait inévitable. C'est ce que vous sentiez.
Ça vous blessait. Ça vous brouillait les idées. Vous luttiez.
C'était un combat de plus. Et celui-là, vous alliez le perdre.
C'était peut-être le combat de trop. C'était peut-être le seul
combat qui soit vraiment le vôtre. Usurpateur.
Vous
vous redressiez. Vous tentiez de chasser ces idées. Ce n'était
pas le moment de laisser monter vos ressentiments. Il ne fallait
pas disperser vos forces. Leo progressait dans le trafic. Quinze
minutes plus tard, vous seriez assis dans le fauteuil qu'on vous
aurait désigné, en train d'écouter les politesses d'usage. Vous
observeriez les autres participants. Vous vous étonneriez de voir
l'épaisseur des dossiers qu'ils exhiberaient devant eux comme des
remparts, comme des défenses ou au contraire comme la preuve de
leur agressivité. Vous, vous n'auriez que votre porte-documents
devant vous, maigre, fin et racé comme vous auriez voulu l'être,
un peu trop tape-à-l'oeil pourtant. Et il serait vide. Et votre tête
serait plus vide encore que lui. Vous ne seriez qu'ébloui par le
froid, vous ne seriez qu'effrayé par la paralysie qui
s'emparerait de vous, toutes vos forces drainées par la rancoeur
vers des terres lointaines. Non, vous deviez refuser ça. Vous
deviez étouffer toutes les voix qui vous rongeaient, les
refouler, les mépriser. C'était la clé de votre succès ce
matin, le seul espoir d'un dernier rétablissement.
Le
seul espoir.
―
Leo, could you stop over there, please.
La
phrase a jailli de votre cou comme par miracle, claire et péremptoire.
Vous ne l'attendiez pas. Ce n'était pas votre voix, c'était trop
calme, trop naturel, trop mûr, trop objectif pour être vous.
L'ordre était contradictoire, Leo hésitait, il était surpris.
Vous aussi sans doute, plus encore que lui peut-être. Il bougeait
la tête pour vérifier.
―
I need to walk.
Votre
voix était redevenue sourde. La raison reprenait le dessus, le
besoin de cacher les choses les plus simples. Oui, vous aviez
besoin de marcher, d'étirer un peu votre corps trop maigre, trop
voûté, trop cassant. Vous aviez besoin d'échapper à cette
nervosité.
Derrière
vous, le temple était passé depuis longtemps. Il n'y avait plus
rien à voir. Les berges du lac avaient fait place aux murs irréguliers
de quelques résidences, aux haies, aux espaces de gazon privé
qu'on mettait ici au centre-ville. Leo hésitait encore. Vous
deviez insister.
La
limousine s'immobilisait finalement dans le repli d'un arrêt de
bus. Le moteur restait en marche. Le chauffeur continuait à
regarder fixement devant lui dans une pose à la fois concentrée
et obstinée. Il n'osait pas se retourner. Il n'osait pas parler.
Peut-être qu'il retenait une nouvelle quinte de toux.
Vous
avez ouvert la portière. Vous vous êtes extirpé de la limousine
avec difficulté. Le trottoir était trop proche, trop haut, vous
ne saviez pas où mettre le pied. Et votre dos vous faisait mal,
votre nuque, vos épaules, toute la cage d'os et de nerfs où vous
étiez enfermé. Vous vous êtes déplié sur le trottoir, de
toute votre hauteur. Vous étiez fourbu comme après toute une
journée de route. L'humidité de l'air vous a saisi, avec
l'immense chaleur qui calme et qui adoucit tout. Il vous a semblé
soudain que le monde était possible. C'étaient vos propres mots.
« Peut-être que le monde est possible. » Vous ne
saviez pas ce que ça voulait dire. Vous n'étiez pas sûr que ça
ait un sens. Mais c'étaient les mots de cet instant-là, les mots
du soulagement.
Vous
avez repoussé la portière derrière vous. Leo vous a regardé
enfin. Vous avez croisé son regard. Vous y avez lu de l'inquiétude,
comme s'il sentait que sa protection allait vous faire défaut au
moment où peut-être vous en auriez le plus besoin. Vous lui avez
souri. Ou au moins, vous avez essayé. Vous avez jeté à travers
la vitre un rictus rapide qui devait le rassurer, lui dire que
tout allait bien, qu'il n'était pas la cause de votre revirement,
que vous arriveriez en retard au rendez-vous mais que ça n'avait
pas d'importance. Vous n'étiez pas sûr qu'il comprendrait. Mais
vous aviez fait votre possible. Vous vous êtes retourné. Malgré
les bruits de la rue et la vitre fermée, vous avez entendu qu'il
toussait.
Devant
vous, après un petit mur et un grillage, s'étendait un pré
entouré de buissons, ou peut-être une pelouse, entourée de
haies. Des dizaines d'enfants étaient là, debout, à deux cent mètres
de vous, devant le bâtiment qui fermait le pré, silencieux, tous
identiques dans leurs uniformes gris et blancs. Ils devaient avoir
huit ou dix ans, tous le même âge. Ils formaient trois carrés,
rigoureusement alignés comme des athlètes ou comme des danseurs
coréens. Le carré du centre était celui des filles. Elles
portaient des jupes grises avec quatre grands plis sur les côtés,
et des blouses blanches fermées par un noeud rouge et vert. Les
garçons formaient les deux autres carrés, culottes du même
gris, chemise blanche et cravate à bandes rouges et vertes. Vous
ne distinguiez pas leurs chaussures. Devant eux, une fanfare d'une
douzaine de musiciens semblait régler un différend. Quelques
professeurs, quelques surveillants étaient là aussi, en ordre
dispersé. Le silence vous surprenait. On attendait.
Ce
pré aurait pu être un terrain de football. La maison était de
briques violemment rouges, avec des tourelles et des toits
pointus, des tuiles couleur d'ardoise, un porche majestueux moisi
par les pluies. Vous avez fait quelques pas. Vous vous êtes éloigné
de la voiture, à cinq mètres, à dix mètres. Leo vous suivait
des yeux. Il ne savait pas s'il devait vous accompagner, avancer
au pas dans la voiture derrière vous, s'arrêter à vos arrêts,
repartir avec vous, ou rester là au contraire vous attendre à sa
place. Vous compreniez son trouble. Vous vous êtes retourné vers
lui, vous lui avez fait signe de couper le moteur, un quart de
tour du poignet de gauche à droite. Il a obéi. Il est descendu
de la voiture à son tour. Il restait là les mains dans le dos,
sans savoir que faire, sans oser vous regarder vraiment. Les
voitures passaient à votre hauteur. Vous étiez en retard. Plus
le temps passait et plus vous étiez en retard, décidément. Vous
le saviez. Ça vous oppressait, et pourtant vous restiez là, vous
perdiez du temps à ne rien faire, debout sur un trottoir. Vous
vous sentiez idiot. Pourtant vous ne vous décidiez pas à
repartir. Vous allumiez une nouvelle cigarette.
Soudain,
la musique s'est mise à tonner.
Vous
distinguiez mal les instruments mais leur puissance vous
surprenait. Il y avait un tuba, bien visible, et quelques
trombones que le soleil faisait briller. Mais il y avait aussi une
sorte de cornemuse, et des flûtes au son nasillard, et quelque
chose comme une cithare dont les son indistinct donnait une sorte
de vertige à la musique, et trois tambours énergiques et
maladroits. Le tout produisait un bruit compact, imprécis et
joyeux. Vous sentiez un sourire se glisser sur vos lèvres. Vous
vous êtes retourné pour voir Leo qui avait tourné la tête dans
la même direction que vous, le regard dans le vague.
La
fanfare s'agitait sur place, trépignait, vigoureuse et désordonnée,
devant les trois carrés d'élèves impassibles. Vous vous
demandiez s'ils suivaient une partition ou si chacun jouait pour
soi. Rien ne se dégageait pour vous de ce déferlement sonore, ni
rythme, ni mélodie, ni timbre particulier. Ça vous semblait
incohérent, frénétiquement aléatoire. Vous étiez perplexe et
ravi. Vous aviez l'impression d'avoir perdu tout sens de la
musique. Mais ça vous remplissait de joie. Vous aimiez être là.
Vous aimiez écouter ça.
Les
professeurs s'étaient immobilisés. Ils ne montraient aucun étonnement,
aucune anxiété. Leo non plus. Tout devait donc être normal.
Le
premier carré d'élèves s'est mis en mouvement. Vous ne saviez
pas pourquoi. Vous n'aviez vu aucun signal, aucun ordre venir de
nulle part. Pourtant, le mouvement ne pouvait pas être spontané.
Les trois premiers rangs se sont avancés de deux pas, d'un bloc,
tous ensemble. Et tous ensemble ils ont fait un quart de tour à
gauche, et ils sont partis résolument droit devant eux jusqu'à
la haie. Puis ils ont tourné à gauche une nouvelle fois, pour
longer la haie du côté opposé à celui où vous vous trouviez,
toujours dans un ordre parfait comme s'ils étaient tous rivés à
des barres de fer, comme s'ils étaient les soufflets d'un accordéon
démesuré. Puis les autres rangs les ont suivis, par trois,
toujours avec cette rigueur imperturbable, toujours au rythme de
cette musique où vous ne distinguiez rien.
Ils
devaient répéter quelque chose, un défilé sans doute. Leo
aurait pu vous renseigner peut-être. Vous n'avez rien demandé.
Vous étiez en retard. Vous étiez en train de vous égarer. Vous
aviez la sensation confuse de vous enfoncer dans quelque chose
dont il vous faudrait mille pirouettes ensuite pour ressortir.
Après
le premier carré, c'était maintenant celui des filles qui s'était
mis en marche, avec la même précision.
À
l'heure qu'il était, la réunion était sur le point de
commencer. Les participants étaient arrivés. On bavardait. On
regardait sa montre. On se surveillait du coin de l'oeil. On
notait les présents, et surtout les absents. On peaufinait des
tactiques. C'était là que vous devriez être, au centre des
enjeux. Il vous semblait que Leo regardait sa montre. Vous auriez
dû lui expliquer peut-être ?
Arrivée
au milieu du pré, la colonne d'enfants a tourné à gauche une
nouvelle fois, piquant droit sur vous. Vous auriez voulu vous
appuyer sur quelque chose, un mur, une borne, pour les regarder
s'approcher. Mais il n'y avait rien, rien d'autre que le grillage.
Vous n'alliez pas vous y accrocher comme un singe à sa cage. Vous
êtes donc resté là, campé bien droit sur vos deux jambes
noires et maigres. Vous les avez regardés dans les yeux, comme un
défi. Vous avez jeté votre cigarette et vous avez croisé les
bras. Ils avançaient. Vous ne bougiez pas. Vous réalisiez qu'il
faisait chaud, que tout brûlait autour de vous, que vous étiez
en plein soleil depuis quelques minutes déjà.
Le
chauffeur s'était retourné vers la voiture. Il avait trouvé un
chiffon et il le passait sur les chromes. C'était une manière
peut-être d'exprimer son impatience. Ou de passer le temps tout
simplement.
Le
premier rang était en face de vous maintenant. À chaque pas les
visages devenaient plus distincts. Des visages d'enfants à la
parade. Et ils n'étaient pas impassibles. Vous vous êtes frotté
les yeux. Ils n'étaient ni austères, ni rigoureux, ni concentrés,
ils riaient de tous leurs traits au contraire, ils contrariaient
à plaisir l'expression du corps, ils étaient à l'image de la
musique, anarchiques, indisciplinés, bavards, truculents peut-être,
résolument cacophoniques. Ils étaient la vie, plus puissante que
tous les carcans, espiègle et rusée.
Vous
n'avez pas pu retenir votre bonheur. Vous avez ri, vous avez
applaudi. Vous avez piaffé de tout votre corps comme le faisaient
leurs visages. Vos mains battaient, vos pieds tapaient le trottoir
comme pour ajouter votre rythme à tous ceux de la fanfare. Vous
avez crié. Vous avez chanté. Vous avez dansé. Vous avez juré
aux étoiles. Vous avez fait des pirouettes, vous vous êtes roulé
sur le trottoir, vous avez marché sur les mains. Vous avez jonglé
avec des bouteilles imaginaires. Ils vous regardaient et ils
riaient sans rien défaire de leur ordre.
Vous
avez fait l'otarie. Vous avez fait le clown. Ils avançaient vers
vous. Vous avez été trapéziste, acrobate et gorille. Vous avez
répondu à leurs rires par un rire plus ample. Vous avez aimé
cette musique inextricable. Vous avez aimé ne rien comprendre.
Vous avez aimé le vert du pré, le rouge de la maison et ces
affreux uniformes gris et blancs, vous avez aimé l'humidité de
l'air qui vous écrasait. Vous avez aimé leur parler. Vous vous
êtes roulé une dernière fois dans la sciure de la piste, vous
avez dansé comme un patineur, et vous êtes parti.
Vous
êtes remonté dans la voiture. Leo s'est précipité. Il a lancé
le moteur. Vous étiez bien. Vous étiez libre. Vous aviez accumulé
du sourire pour quelques jours. Vous respiriez.
―
Hurry up, Leo. We're late.