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Lucie en quête. < Les copies vertes. < Lucie sur l'eau. < La parade. < Lucie devant moi.

Texte intégral.

 

Lucie devant moi

Quant à toi, Lucie… Quant à toi.

Tu regardes les vagues, et elles sont amies. Elles battent les rochers en contrebas. La marée doit être en train de monter.

― Je suis à la limite des terres habitables, dis-tu.

Tu es protégée dans une crique. Tu oublies la ville au-dessus de toi. Tu peux respirer en paix le parfum des bougainvilliers, tu peux t'appuyer au dossier de ta chaise, tu peux chasser de la main les premières miettes sur la nappe, tu peux mettre ou enlever tes lunettes noires.

Il te semble pourtant que ton rêve t'échappe. Tu voudrais réfléchir. Tu voudrais le sentir mieux. Mais c'est la douceur de l'air que tu sens, le souffle léger du large qui efface la chaleur. Tu es abritée. Un grand toit de bois protège la terrasse. Les tables sont espacées. Tout est fait pour toi.

À marée haute, les vagues doivent battre les pilotis de la terrasse. Si tu restes assez, tu le verras peut-être.

Tu peux regarder les vagues pendant des heures, sans te lasser, comme si tu attendais que le spectacle finisse pour pouvoir t'en aller. Comme tout le monde, te dis-tu, comme partout.

 

Un petit mur de pierre séparait la maison de la plage. Les vagues montaient jusque-là. Certains jours elles passaient par-dessus, et on épongeait quelques centimètres d'eau dans la chambre d'amis. C'était la fête et le désastre. Nina venait pieds nus, elle retroussait sa robe au-dessus du genou, elle ouvrait la grille et la porte, elle se pliait en deux d'un geste ample, comme si elle s'étirait d'abord avant de plonger, et les jambes raides et serrées, la tête à hauteur des genoux, elle chassait l'eau par la porte à grands coups de pelle à ordures. Les enfants du voisinage se massaient autour de la maison. Certains s'accroupissaient sur le mur. Nina les laissait faire. Elle les éclaboussait. Elle prenait l'air de rien, mais tout le monde savait qu'elle faisait exprès. Elle réprimait son sourire pendant quelques instants, et puis très vite ça éclatait, une folie de dents blanches sur son visage noir, des paroles que tu ne comprenais pas, et les cris des enfants, et la joie dans leurs yeux, le jeu partout.

Cette maison était trop basse, trop en avant sur la plage. Toutes les autres sont en retrait, perchées sur les premières herbes, protégées par des remparts de rochers. Et elle devait s'enfoncer sans doute, basculer lentement comme si quelque chose cédait sur ses arrières, comme si elle se penchait en arrière pour opposer aux vagues ses deux mains levées, comme une prière, comme une protection. Il te semblait voir grandir quelques fissures. Tu aurais pu demander un avis, trouver des architectes. Tu n'as rien fait. À quoi bon ? Ils t'auraient dit que l'océan rongeait la côte, que peu à peu il emporterait tout, pierre par pierre, ta maison d'abord et toutes les autres ensuite. C'était inévitable. Mais on pouvait le retarder. Ils t'auraient proposé des travaux de consolidation, des pilotis, des blocs de béton, mille artifices pour gagner quelques années. Mais ils auraient dit aussi que c'était bien coûteux pour une aussi pauvre maison. Tu le savais de toute façon. Ils t'auraient dit peut-être qu'on ne construit pas sa maison sur du sable. Tu savais ça aussi. Tu n'as pas besoin d'architectes pour apprendre ça.

Et puis, la maison n'était pas à toi après tout, pas plus que la plage n'était à toi, ou la mer, ou les enfants du voisinage, ou les crabes qui se cachaient dans le sable quand on approchait, ou tout ce qui pouvait se passer autour de toi, les cris de la vie, les appels, les déchirements, le bruit des tam-tams et de la télévision, les sagesses que gagne la vieillesse peu à peu, à mesure qu'elle s'arrête. Et tout était provisoire, cette maison comme le reste. Et c'était bien ainsi.

 

C'est la même eau ici, le même océan, le même continent, et les mêmes années à peu près, cinq ans, dix ans, presque le même moment. Mais les vagues sont différentes, la terre est différente, l'odeur est différente. Ici, les baobabs peuplent des étendues jaunes et brûlées. Ils sont nombreux, à perte de vue, en peuple fantomatique, infiniment fragiles sous leurs airs de mastodontes. Tu t'imagines qu'il te regarde. Tu t'imagines qu'ils t'appellent.

― Lucie, viens vers nous. Viens. 

Tu entends ça dans tes oreilles. Tu t'amuses à entendre ça. Ils t'appellent pour te raconter quelque chose. Tu imagines que tu vas vers eux. Tu te diriges vers celui qui te semble le plus gros. Et puis très vite un autre te paraît encore plus gros. Tu changes de cap. Les ronces te piquent les chevilles. Mais un troisième, un peu plus loin, t'appelle à son tour, plus vieux encore, plus massif, plus imposant, avec des branches plus chétives. Ça doit être le chef.

Tu te ravises.

― Lucie, ne t'en va pas. Viens donc nous écouter.

Tu as laissé la clé au tableau de bord. Les baobabs n'ont pas de chef.

― Nous avons mille choses à te dire.

Tu aimes entendre ces mots dans ta tête. Tu sais bien que c'est faux. Tu sais bien que tu te les inventes pour mieux regarder tes sentiments. Mais tu aimes toucher leur matière tendre. Ça c'est vrai. Tu aimes imaginer qu'ils sont des anémones de mer, que leurs branches difformes sont des tentacules qui flottent dans l'air, et que l'air n'est que de l'eau profonde. Tu avances vers le plus proche des baobabs.

― Par ici, par ici, le secret est à ta portée.

Les mots retrouvent les sens de ton enfance. Le secret des baobabs, les mystères de la vie, ta curiosité, les dangers qu'on t'annonçait, les mises en garde imbéciles, mille sensations te reviennent dans ce champ de baobabs où tu te piques les jambes. Mais de toute façon le tien n'était pas comme ceux-ci.

 

Le garçon arrive derrière toi. Tu ne le vois qu'au dernier moment. Il a une assiette dans une main et une saucière dans l'autre. Tu repousses précipitamment la fourchette et le couteau pour faire place à l'assiette. Tu es effrayée par son contenu. C'est trop. C'est trop grand, c'est trop lourd. Une salade aurait suffi. Pourtant c'est ce que tu as commandé. Tu remercies de la tête. Le garçon repart. Tu lèves les yeux vers moi. Ils disent Et toi ? Tu te retournes et tu vois le garçon marcher vers le comptoir où l'attend mon assiette. Il la prend. Il vient. Elle est plus fournie encore que la tienne. Il la pose devant moi. Tu souris. Tu demandes du piment. Il revient quelques instants plus tard avec un petit récipient rempli d'un liquide rouge.

Les vagues au-dessous de toi te parlent et te bercent. Le silence t'enveloppe. Il ne faut pas toucher à tes rêveries, il ne faut pas les blesser.

 

Toi, il te suffisait d'aimer.

Que la maison s'enfonce ou non, ça ne changeait rien à la douceur du vent dans les grands palmiers, au plaisir de passer la grille chaque après-midi, d'accomplir un à un les gestes du retour, de se trouver bien là.

― Je suis à la limite des terres habitables. Derrière moi, il y a un peu de plaine d'abord, puis les grands escarpements, le dos de la terre qui monte par vagues jusqu'au plateau. Et moi, je suis tout au bord. À vingt mètres d'ici, je ne peux pas vivre.

Nina te laissait des mangues ouvertes sur la table, et parfois des copeaux de papaye.b

Sur le muret, les dos des enfants paraissaient plus noirs à contre-jour devant l'immensité de l'eau en fin d'après-midi. Tu ne les chassais pas. Mais ils s'enfuyaient dès qu’ils te voyaient, comme un vol d'oiseaux, rapides et rieurs. Tu ne réagissais pas. Tu aurais préféré peut-être qu'ils restent. Tu aurais voulu connaître leurs noms, les distinguer par autre chose que par leur taille ou la couleur de leurs culottes. C'était impossible. Il ne fallait pas essayer. Tu ne savais pas pourquoi. Tu suivais ton instinct. Tu hésitais pourtant. S'ils étaient restés, s'ils étaient revenus, tu ne les aurais pas chassés.

Tu étendais une serviette sur le mur. Tu te couchais là, tu te plongeais dans un livre. Ou tu faisais semblant. Tu protégeais ta peau, ta tête, tes yeux. Tu t'emballais contre le soleil. Tu glissais la main dans le sable. Il te brûlait. Il était fin. Les vagues ne montaient pas. Nina était partie.

Elle reviendrait demain matin, de son pas chaloupé. Elle passerait le portail de fer. Elle le refermerait derrière elle. Vous auriez un instant de complicité. Vous parleriez. Elle te dirait les derniers détails de la vie du quartier. Parfois on vous entendrait rire ensemble. Puis tu partirais. Tu passerais dans l'autre sens le portail de fer. Tu serais en voiture. Tu aurais fait une marche arrière périlleuse entre les cocotiers. Tu ne refermerais pas le portail derrière toi. Nina s'en chargerait plus tard. Ou elle le laisserait ouvert, ça n'a pas d'importance. Quand tu reviendrais, il serait fermé.

 

Le piment fait briller tes yeux. C'est une forme de joie. Tu es au fond de la baie. Tu regardes au loin ce qui doit être un cap. D'ici les maisons semblent gaies. Mais plus on s'en approche et plus elles se délabrent. Derrière ce cap, il y a le port, puis un autre cap au-delà de l'horizon, des rochers noirs égarés dans la mer. Il n'y a plus d'habitations déjà. La savane recommence. Mais c'est au-delà de ces rives que te pousse ton rêve, c'est après avoir franchi l'équateur, c'était après les îles et les pluies, c'était dans le parfum des frangipaniers, c'était au bord de cet océan, c'était devant ta maison.

 

Le bruit du moteur te semble indécent. Ils t'entendent chaque matin. Tu es la dernière levée, la première pressée. Tu passes devant les autres maisons. Certaines sont grandes, avec des arbres et des barrières et deux voitures qui attendent. D'autres sont modestes, quatre murs de béton et quelques ouvertures servant de portes ou de fenêtres, mais des tuyaux déjà, un réservoir sur le toit, une pompe électrique. Et les dernières sont pauvres. Ce sont quelques murs de terre rouge, des toits de branchages, quelques nattes qu'on sort le matin, quatre pierres pour poser une casserole noircie. Tu salues le vieillard qui est accroupi là. Il te fait un signe de la main. Tu ne lui as jamais parlé. Tu ne crois pas qu'il t'aurait comprise. Et ça n'aurait rien ajouté de toute façon au regard que vous échangiez.

Tu ne sais pas ce qu'on dit de toi dans le quartier. Pourtant, on doit en parler. Tu es sûre que Nina se charge d'alimenter la rumeur. C'est bien. Ça te donne l'impression d'être un peu l'une d'entre eux, de faire partie modestement de la petite communauté du bord de mer. Ça te semble doux. C'est mystérieux et trop grand pour toi.

Il y a ceux qui vivent ici et ceux qui ne font que passer. Il y a ceux qui connaissent la plage quand la mer est déchaînée, quand s'abattent les pluies de boue, quand les méduses interdisent la baignade, quand le vent soulève le sable malgré son humidité. Et puis il y a ceux qui ne font que passer, qui courent sur la plage dans des vêtements fluorescents, un bandeau dans les cheveux et des anneaux aux pieds, ou qui s'installent le samedi après-midi avec des parasols et des chaises pliables, ceux qui abandonnent leurs boîtes de bière dans le sable, ceux qui ne voient pas l'océan.

Toi, tu es entre les deux. Tu t'es arrêtée là, dans la petite maison. Tu bascules avec elle, semaine après semaine. Tu partages l'eau stagnante et la boue du chemin. Tu partages le silence des nuits, les cris et les déchirements des naissances et des morts, la lutte contre les moustiques et les rats démesurés, la fraîcheur effrayante de certains matins trop humides, les fièvres, les vols de corbeaux et les couchers de soleil que personne ne vient admirer, et les couchers de lune qui ont l'air de ne jamais avoir lieu. Tu es leur amie, comme tu es amie des vagues.

Mais tu n'es que ça, que leur amie. Tu n'es pas de la tribu. Tu n'es pas de la famille des pêcheurs, ni riche ni pauvre. Tu ne grilles pas ton poisson. Tu vis d'autre chose, et tu es provisoire. Ils le savent. Tu es provisoire d'une autre manière qu'eux-mêmes. Et tu partiras un jour. Tu n'auras pas besoin de mourir pour ça.

 

L'océan n'a pas la même odeur. Sa respiration est différente, ses vagues sont saccadées. Tu sens cette différence. Mais le présent est trop fort, il recouvre le passé, il balaie de sa présence les fines effluves des temps lointains. Tu es plongée dans tes rêveries. Tu découpes la nourriture sans vraiment la manger. Tu grignotes. Tu fais des tas sur les bords de ton assiette. Est-ce que tu te sens malheureuse ? Ou est-ce que tout simplement tu es vivante ? Est-ce que c'est l'épaisseur du temps qui te défie tout à coup, le proche et le lointain, les amitiés évanouies ?

 

― Par ici le secret des baobabs! Approchez, approchez!

Les troncs portent les cicatrices de leur âge. On fait, paraît-il, des confitures avec les fruits. Qui t'a dit ça ? Tu n'as jamais vu le fruit du baobab. On te l'a montré vingt fois.

― Regarde, là, le pain de singe, sous la dernière branche, cette gourde verdâtre.

Tu ne voyais pas. Tu scrutais. Tu cherchais la dernière branche.

― À droite, celle qui fait un coude.

Toutes les branches faisaient des coudes, ou aucune n'en faisait. Pour toi, elles se tordaient plutôt, elles se hâtaient à leur vitesse vers le ciel plus vaste que l'horizon. Elles essayaient. Elles montraient l'âme et les douleurs du désir, et son obstination.

― Ah oui, là. Je vois.

Tu n'avais rien vu, rien qui ressemble à la description. Mais ça n'avait pas d'importance. Quelque part dans ce que tu avais vu se trouvait le fruit du baobab. Il était sur la photo. Pourtant il restait secret pour toi, clandestin, présent et absent à la fois, un visage sans nom ou un nom sans visage. Ça te plaisait. Vous étiez en train d'inventer un jeu, le pain de singe et toi, un jeu de cache-cache, un jeu de trappes et de clins d'oeil, vous parliez dos à dos, lui caché, toi aveugle, lui fondu dans l'arrière-plan du ciel et toi soumise au charme et déjà repartie, sautillant sur un pied au milieu des broussailles pour enlever les épines qui transpercent tes semelles, lui pendu à sa branche la tête en bas et toi debout sur le sol, lui narquois et toi plus grave, lui sévère et toi dédaigneuse, lui goguenard et toi libre de tout, radieuse et souveraine, lui souriant et toi souriant, lui et toi, pour vous comprendre sans échanger un regard.

Tu te replies vers la route en sautillant. Tu as des épines partout. Elles te griffent, elles te blessent. Elles ne t'affectent pas. Tu ouvres la portière et tu t'assieds de biais, les jambes en dehors de la voiture. Tu retires tes chaussures. Elles sont un tapis d'épines, plantées profond, comme des griffes innombrables. Il te faudrait un couteau pour les retirer. Une goutte de sang perle sous ton pied.

Maudits baobabs. Tu leur jettes quelques insultes en riant. Ils se sont bien moqués de toi. Approchez, approchez. Succombez à notre charme étrange. Avancez. Enfoncez-vous dans la mer des ronces. Déchiquetez-vous pour mieux nous voir. Par ici, à gauche. À droite. Le plus gros, à l'horizon, au loin, toujours plus loin. Avancez encore. Regardez les pains de singe qui pendent ici, à toutes les branches, à toutes celles qui sont tordues. Et toutes elles sont tordues, toutes elles sont chauves. Maudits baobabs.

Tu les aimes pourtant. Ils sont amis quoi qu'il advienne. Tu es fidèle. Ils sont tes amis parce qu'ils partagent tes souvenirs.

 

 Tu évites les poules et les cochons et tu accélères au bas de la pente. Les enfants te regardent. Ils aiment le spectacle. Ils sont là chaque matin pour voir les quatre ou cinq voitures du voisinage qui gravissent la rampe de terre pour rejoindre la route. La pente est raide, sur dix ou quinze mètres. Ils sont prêts à pousser s'il le faut. Ce n'est pas nécessaire. Tu connais chaque ornière, il y a plusieurs mois déjà que tu les creuses chaque matin. Il y a plusieurs mois que la pluie les lave ensuite.

Arrivée sur la route, tu t'arrêtes. Le village s'étend à ta gauche au-dessous de toi. On dirait une petite palmeraie, serrée entre la route et la mer. Tu t'élances sur le goudron. Tu connais chaque virage, chaque trou. Tu es soumise. Tu passeras ta journée entre des murs de béton, sous la lumière des néons, tu recevras des papiers, tu liras des papiers, tu écriras des papiers, tu enverras des papiers, tu classeras des papiers. Toute la journée, tu ne sauras rien du soleil.

Mais ton souvenir ne retiendra rien de tout ça. Tu le sais. Il retiendra ta petite maison, Nina les pieds dans l'eau, les couchers de soleil sur l'insondable Atlantique.

 

Tu ne pensais qu'à ça, ta fourchette abandonnée sur le bord de l'assiette. Tu regardais les vagues et tu songeais à la distance. Le garçon te surveillait, sa serviette sur le bras. Il s'avançait pour débarrasser, il voyait ton assiette encore pleine, il hésitait. Je le chassais du regard. Il esquissait un sourire.

Tes yeux se levaient. Ils brillaient de joie de vivre et de désir de revivre, de visiter tous les paysages nouveaux et de les revoir toujours. Tu vibrais au choc des vagues sur les rochers. Tu les regardais. Elles s'approchaient. Elles montaient avec la marée.

 

Le sable glisse. Le pied s'enfonce. Tu le laisses s'ensabler. Puis tu veux marcher. Tu te retires de ta coquille avec un bruit de ventouse qui semble tout petit face à l'épaisseur de l'océan, et tu avances sur la plage, tout près de l'eau.

Devant toi, les pêcheurs tirent leurs filets. Ils n'ont plus de barque. Ils travaillent à la main, à la nage depuis la côte. Ils tirent les flotteurs de liège de leurs filets. Ils s'y reposent, appuyés sur eux comme sur des bouées. Ils continuent. Ils sont pauvres. Mais ils sont nombreux alors que toi tu es seule. Tu t'arrêtes pour les regarder. Mais très vite, tu es mal à l'aise. Tu ne peux pas les aider. Tu ne peux pas être comme eux. Ce n'est pas ta place. Tu sens ça avec la violence d'une piqûre de méduse.

Pourtant la plage est à tout le monde. La terre est à tout le monde, à tous ceux qui ont à y vivre, à tous ceux qui se trouvent là. Elle est à toi autant qu'à eux, et pas plus à toi qu'à eux.

Non. Elle n'est à personne. La terre n'appartient pas. On essaie de la posséder peut-être, mais elle échappe toujours. La terre est comme cette plage de sable. On ne peut pas la prendre. On ne peut pas se l'approprier. Qu'est-ce qu'on prendrait ? Les grains de sable, qui roulent, qui vont et qui viennent avec les vagues ? Les crevettes translucides qui s'ingénient de toutes leurs pattes à retrouver l'eau qui s'est enfuie ?  Le rivage, que la marée emporte ? L'eau qui n'est jamais la même ? La distance, en longueur et en largeur, pour en nourrir le cadastre et l'enfermer dans un coffre ?

Tu passes ton chemin. Tu ne peux pas les aider mais tu ne peux pas non plus les regarder comme des bêtes curieuses. Il n'y a rien d'étrange à être chez soi. Il n'y a rien d'exotique à être ici. Tu fais une boucle vers le sable plus sec. Il y a là des enfants qui regardent, qui sont trop petits encore pour haler le filet. Tu n'es pas une enfant. Tu devrais avoir compris. Avoir compris quoi ?

Cette plage est si longue qu'elle en est infinie. Elle continue sur des dizaines de kilomètres, peut-être des centaines. Elle est trop grande pour toi. Pourtant c'est là que tu as mis ta maison, Lucie. Pour toujours, même si tu dois partir bientôt.

 

Sur la route, après quelques virages et quelques escarpements, tu atteins un carrefour. C'est le début de la ville. Il y a presque toujours un bouchon. Tu sais prendre patience. Sur la droite, se dresse ton vieil ami solitaire. Il est mort. Il est le plus gros de tous. Il est encore debout. Chaque matin tu le regardes comme si tu devais apprendre par coeur le dessin de ses branches, et de chacune de ses racines, et de son gros ventre creux. Parfois, tu crois discerner une petite feuille grise sur l’une de ses branches. Tu te dis qu'il peut vivre encore. Le lendemain, elle n'y est plus.

Les baobabs morts ont l'air d'être tombés du ciel la tête la première, et d'être restés plantés tristement dans le sol, les racines en l'air. Celui-là était seul, noir, étouffé entre deux routes, en souvenir. Tu l'aimais à cause de ça, parce qu'il était le souvenir du souvenir.

 

Le garçon a fini par retirer ton assiette. Il n'a rien dit. Toi non plus. De toute façon tu n'étais plus ici, Lucie. Tu avais fait le dernier pas, tu étais rentrée chez toi. Les vagues te berçaient de leur bruit, les mêmes vagues, à quatre mille kilomètres d'ici, devant la petite maison. Elles ont dû balayer le mur maintenant. Nina peut écoper, c'est sans espoir. L'eau est partout à chaque marée. On ne peut plus y vivre, sans doute.

Tu m'as regardé soudain comme si tu m'avais oublié depuis longtemps. Tu as souri. Mais quelque chose t'inquiétait, je le sentais bien.  À la fin, tu t'es décidée:

― Posséder, c'est avoir le droit de détruire ?

 

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