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Texte intégral.

 

Lucie sur l'eau

Ne t'inquiète pas, Lucie, ce n'est que le vent dans la toiture, le vent qui souffle et qui nous gifle, le vent méchant, le vent mauvais, le vent tout ça.

Ne t'inquiète pas, Lucie, le vent n'est que le vent. Le vent fait rage et le vent passe, le vent d'hiver, le vent d'été, le vent qui bat et le vent qui berce.

Tous ces débris ne sont que le fruit du vent. Ils jonchent le sol, ils bougent encore, ils frémissent. C'est vrai qu'ils ont l'air morts mais c'est une illusion, Lucie, ils ne sont pas plus morts que nous. Ce n'est pas ça la mort. Ne regarde pas.

Les feuilles mortes, les branchages, les morceaux de planches, les tuiles brisées, les pétales de fleurs, et des fleurs entières bien sûr, ne regarde rien.

Le vent s'est levé, Lucie, et il se calmera. N'aie pas peur. Ne t'inquiète pas. Reste couchée. Cache-toi les yeux de tes mains. Attends-nous. Ne bouge pas. Ne pense à rien. Nous t'apporterons tout. Tu ne manqueras de rien.

 

Elle se penche en avant, les deux bras écartés. On n'entend rien. Quelque chose est cassé. Il n’y a pas de son. C’était la caméra sans doute. Puis elle se relève et elle tire, dans un mouvement lent et fort. On ne voit pas ses mains. Elle sourit. C'est un sourire de vie et d'insouciance. C'est un sourire qui nous fait mal. Elle regarde sa main droite, sur notre gauche, et peut-être au-delà de sa main droite. Une ombre d'inquiétude passe dans son regard, rapide. Elle hausse légèrement les sourcils, puis de nouveau elle nous regarde et son sourire éclate encore.

Elle est jeune, elle est belle, et nous l'aimons. Elle est jeune, elle est belle, et nous ne comprenons pas.

Elle parle dans son sourire. On n'entend pas ses mots. C'est comme si un mur s'était construit entre elle et nous pour nous en priver. Elle parle, et nous n'entendons que le silence. Elle sourit et nous ne voyons que la tristesse.

Son sourire peut brûler dans le vent. Tout le vent qui soulève nos toits pourrait l'emporter comme un pauvre fétu, comme une miette.

Et elle tire, elle continue de se pencher en arrière. On voit apparaître ses deux poings qui tiennent solidement les rames, qui s'approchent l'un de l'autre dans un mouvement circulaire, qui se croisent, qui se superposent contre sa poitrine. Elle bascule en arrière dans un dernier coup de rein. Puis elle se redresse.

Elle parle encore. Elle nous parle. L'image vacille soudain. On distingue pendant un instant la rive du bassin, quelques autres barques, une tache violette sur l'eau sombre.

Il n'y a pas de vent. Le soleil est puissant. C'est peut-être ça qu'elle dit, que le soleil la brûle, qu'il fait trop chaud. Elle se plaint. Lucie souffre. C'est sûrement ça. Derrière ce sourire, nous savons découvrir que Lucie souffre. Nous seuls pouvons le savoir, il n'y a que nous pour le deviner. L'oeil qui la regarde ne peut rien deviner. Il la viole et il ne devine rien.

Elle dit encore quelques mots, toujours avec ce sourire de bonheur auquel nous ne croyons pas. Mais elle respire fort. Elle s'essouffle. Cette barque est trop lourde, trop large. Pourquoi est-ce que c'est elle qui rame ? Pourquoi est-ce qu'on la laisse s'épuiser ainsi à ramer pour rien dans ce bassin d’eau sourde ?

 

Protège-toi du vent, Lucie. Mets tes mains sur ta nuque, ferme les yeux. Nous nous coucherons sur toi pour te protéger contre les chutes. C'est dans notre chair que se planteront les fers. Ne crains rien. Ils t'épargneront. Nous absorberons tous les chocs.

Mais dis-nous ce que tu dis, Lucie. Ne nous laisse pas dans ce silence. Montre-toi charitable. Lucie, le vent ne peut rien contre toi. Nous sommes là.

 

Le vent ride à peine le bassin. Ou peut-être pas du tout. Il est entouré d'arbres. On voit leur reflet dans l'eau. Et les arbres sont ceux d'un parc. Et ce parc est grand, assez grand pour qu'on y oublie la ville. Et c'est là que Lucie se perd, c'est là qu'elle s'abandonne, c'est là qu'elle nous jette au visage ce bonheur volé.

Elle se penche encore en abaissant les bras pour soulever les rames. Elle s'approche de nous. Tout son visage resplendit dans un rayon de soleil, ses yeux brillent, ses lèvres scintillent, ses paupières éclatent de malice, et elle nous regarde, elle nous lance le regard que nous n'avons jamais reçu, elle nous l'envoie au-delà du temps et des espaces, elle le fige à jamais pour nous le reprocher toujours, le sourire de vie, le sourire qui souffle et qui gifle, le sourire d'amour, le sourire mauvais, le sourire tout ça.

 

Nous sommes la pelle et la pioche. Nous sommes la tristesse. Nous sommes ce qui creuse le trou.

 

Elle rame encore, et nous souffrons. C'est notre vie. Supporter toutes les mortifications, voilà notre lot. Et maudire le sort. Maudire le vent qui arrache une à une les tuiles de notre toit, comme le peigne arrache les derniers cheveux. Le vent qui les attire, qui nous les vole et les emporte. Le vent qui les séduit, qui les ensorcelle, qui les fait danser au-dessus de nous, qui leur fait croire qu'elles ont des ailes, qu'elles défient toutes les lois, qu'elles sont libres et légères, et qui les abandonne ensuite, qui les lâche en plein vol, sans prévenir, sans un mot de regret, sans un regard, sans un adieu. Le vent volage, le vent félon. Et elles tombent. Les tuiles tombent comme des pierres dès que le vent les trahit. Le monde s'effondre autour d'elles, et elles s'effondrent dans l'espace, sans un cri, elles ne savent plus crier.

Et elles se brisent. Rien ne peut les protéger. Elles tombent sèchement, et elles se cassent autour de la maison, dans la caillasse et les vieilles planches et les rondins épars. Les tuiles si fières il y a un instant, si hautaines et si insolentes. Pour leur malheur et le nôtre. Pour laisser le toit plus percé que jamais, plus fragile au vent, le vent méchant, le vent violet.

Mais nous nous coucherons sur toi, Lucie. Nous serons ton bouclier. Tu n'auras rien à craindre, aucun mal ne pourra t'atteindre.

 

L'image saute encore une fois. On a le temps d'apercevoir la surprise de Lucie, une fraction de seconde, et puis c'est de l'eau, des branchages et du ciel. Et puis rien, ça s'arrête.

Ça s'arrête et ça recommence aussitôt, mais on sent que plusieurs minutes ont passé. Le soleil a tourné, le paysage a tourné, la barque a tourné. On distingue au fond, derrière Lucie, l'escalier blanc du pavillon de verre qui s'enfonce dans le bassin, les lions de bronze, quelques personnes assises sur les marches. On entend un grésillement aussi, et parfois le son d'une voix. Quelques bribes. L’effort du micro à l’agonie. On est plus proche, et Lucie est plus petite. La voix n'est pas celle de Lucie.

Nous n'écoutons pas cette voix. Il ne faut pas. C'est une voix qui s'efface dans le vent. C'est une voix que le vent découpe. C'est une voix par bribe. C'est une voix de mensonge, incomplète, mutilée, odieuse. Elle insinue, elle blesse, c'est la voix du vent. C'est la voix du vent, Lucie, ne l'écoute pas.

Lucie rame toujours. Elle sourit toujours. C'est l'été. Elle porte au cou une chaîne en or qui brille par instants. Ces yeux sont plissés maintenant, à cause du soleil. Elle lance un regard sur sa gauche, vers la cime des arbres, puis elle nous fixe de nouveau. Sa malice est immense. Au bout de la chaîne, une perle grise roule sur sa poitrine en suivant chacun de ses mouvements.

Le son disparaît. Les grésillements s'effacent. Dans deux secondes, il va y avoir un craquement violent, un déchirement des membranes qui marque la fin de ses efforts pour nous parler. Et nous sursauterons une fois encore. Nous sursauterons pour la millième fois. On ne peut pas tuer ce bruit. C'est comme le hurlement d’un arbre qu'on abat. Qui grossit dans le sous-bois, qui s'amplifie dans la vallée, et qui tombe en grandissant, qui occupe tout l'espace autour de nous, le ciel et la terre, pour quelques instants. C'est l'absolue souffrance. Celle que nous connaissons tant, mais qui nous effraie toujours autant.

Ce craquement déchire la pièce, à l'instant prévu, juste à l'instant prévu. Il nous lacère de toute sa vieille cruauté. Il nous glace autant que le vent.

Lucie ne remarque rien. Nous l'observons plus que jamais, nous sommes tendus vers elle, vers le dernier message qu'elle pourrait nous lancer. Il n'y a rien. Rien pour nous, pas un signe, pas même une marque d'indifférence, pas même un silence qui nous reconnaîtrait. Elle incline la tête au contraire, avec un sourire un peu triste, comme pour dire que c'est assez, comme pour s'excuser. Mais ce n'est pas à nous qu'elle s'adresse.

Une bourrasque emportera le toit finalement. Nous le savons. C'est écrit. C'est dans le sort de cette absence qui nous dévore, de cette amertume. Et après le toit, elle emportera les murs. Et nous resterons sans protection.

Elle devrait regarder derrière elle. Attention, Lucie.

Au-dessus d'elle, on voit maintenant l'un des lions de bronze, tout proche. Ce n'est pas un lion, c'est un taureau. De loin, son poitrail ressemble à une crinière, mais attention aux cornes, Lucie, on les voit bien maintenant, tendues vers toi, aigues, puissantes, des armes sauvages pour te briser la tête. Et ils ne sont pas de bronze, ils sont de pierre. Ils se dressent derrière toi, au-dessus de toi, chacun sur son piédestal. Et à leurs pieds, il y a bien une statue de bronze, Lucie, une figure accroupie, à moitié couchée, le buste redressé, les jambes sur le côté, une figure lascive, une sirène, une porteuse d'eau, derrière toi, Lucie, dans ton dos, tout près.

Et toi, tu regardes, toujours ce regard, toujours ce mélange de l'amour dont tu nous prives et du désir qui te conduit, toujours ce mélange d'insouciance et de réserve, cette modestie et cette passion pour le regard qui se pose sur toi. Mais tu ne comprends pas, Lucie, tu es trop naïve.

C'est à toi qu'en veulent ces animaux de pierre, tous ceux qui te regardent tout autour de toi, les animaux, les bêtes folles, les marches blanches et les gens eux aussi, qui sont assis là sur les marches, et qui te regardent maintenant, un couple qu'on distingue à peine, que nous avons fini par déceler au bas de l’écran derrière toi et qui te regarde, ces deux têtes qui tournent en même temps, qui te suivent des yeux, ces deux bouches qui rient.

Ils ont compris, Lucie. Tout le monde a compris autour de toi. Tu es la seule à ne pas deviner, tu es la seule à croire que les charpentes peuvent voler, tu es la seule à ne pas deviner le danger. Attention, Lucie.

Nous crions en vain. Nous le savons. Et pourtant nous crions. Rien ne peut nous en empêcher. Nous devons protéger notre enfant, tu ne peux pas nous l'interdire.

Lucie, nous serions fiers que tu nous l'interdises, nous serions comblés. Nous pourrions alors trouver un peu de paix pour nous endormir à jamais sous les ruines de cette maison. Nous pourrions disparaître heureux. Nous trouverions un peu de repos enfin. C'est toi qui nous le donnerais. Enfin tu nous rendrais quelque chose.

Nous crions en vain. Nous sommes la nuit, nous sommes le vent, nous sommes le froid et l'humidité, tu es la lumière et la vie, la beauté, la jeunesse, tu es l'aisance et la désinvolture, tu es le malheur, tu es notre malheur, Lucie. Et notre malheur est ton détachement.

Tu ne nous entends pas. Ou tu ne veux pas nous entendre. Ou tu préfères te cacher dans ce silence que tes lèvres brouillent sans cesse. Tu ne nous entends pas plus que nous ne t'entendons. Et pourtant nous tendons l'oreille, et pourtant nous mettons nos dernières forces à tenter de lire sur tes lèvres, nous faisons tout, Lucie, tout pour te rejoindre, pour te sauver, pour te protéger comme jadis, oui, nous faisons tout. Et toi tu ne fais rien. Tu n'y songes même pas. Tu ne penses pas à nous. Nous n'existons pas. Tu nous tue.

Tu rames encore, indifférente à tout sauf peut-être au bonheur que tu exprimes de tout ton corps. Tu rames doucement, sans effort maintenant, vers les marches qui s'approchent. Tu ne vois rien, tu ne regardes pas derrière toi la statue du taureau et de la sirène que tu vas percuter. Mais nous, nous les voyons, et l'oeil qui te regarde les voit, lui plus que tous. Et il ne fait rien. Il te laisse lui parler sans te prévenir. Il s'amuse, de nous comme de toi. Il est cruel.

 

Ton regard lance un éclat de surprise quand la barque heurte de plein fouet le pied de la statue.

L'image saute et se redresse.

Tu tombes de la planche où tu étais assise. Tu lâches les rames.

Tu as un mouvement de colère, de fausse colère, comme quelqu'un qui a été joué, et puis tu éclates de rire, tu dois dire quelque chose comme « Ah non! » en te redressant, et tu essaies de bondir vers nous en parlant à celui qui n'est pas nous, tu avances debout dans la barque et ça tangue très fort et l'image tangue avec la barque et tu ris et tu perds l'équilibre sans arrêter de rire, attention Lucie, l'eau n'est pas profonde, tu vas te blesser Lucie.

Mais tu n'essaies pas de te retenir. La barque est sur le point de se retourner et toi tu lèves les bras et tu te laisses tomber à l'eau, ton collier jette un éclair de lumière dans l'oeil de la caméra, et la barque se rétablit, un peu d'eau éclabousse l'objectif, elle bascule dans l'autre sens, on voit de l'eau, cette eau verte un peu stagnante du bassin, et elle s'approche, la caméra tombe aussi.

Et puis plus rien. On a lâché le bouton tout de même.

Nous croyons qu'il est tombé à l'eau avec toi, Lucie.

Nous croyons que tous les deux vous vous êtes repêchés mutuellement, que cette eau était grasse et nauséabonde, que vous vous êtes assis sur les marches du palais de verre, côte à côte, près des statues de bronze.

Nous croyons que tu as ri encore, Lucie. Et ce rire nous blesse. Tu le sais. Tu le comprends mieux que personne et pourtant tu ris. Tu ris, et tu en témoignes, et tu persistes.

 

Lucie, tu manqueras de tout, le sais-tu ? Ta vie ne sera qu'une lente descente vers nos enfers. Tu t'inquiéteras, Lucie. Tu auras peur du vent dans la toiture, et il n'y aura personne pour étendre son corps sur le tien. Comme il n'y a plus de tuiles à notre toit. Comme il n'y a plus de toit sur nos têtes. Comme il n'y a plus que le vent et le froid et les poutres qui s'envolent comme des brins de paille, toute la charpente peu à peu.

Et ces images qui défilent, le maudit bonheur qui nous perce le coeur.

Mais un jour, Lucie, notre malheur te rattrapera. Nous le voulons, Lucie. C'est le prix des larmes que tu nous arraches.

 

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Copyright © Olivier Somosterre 2003-2006