Je
sais que c'est moi qu’elle cherche. Je suis dissimulé quelque
part. C'est ce qu’elle croit. Elle s’imagine qu’en me
cherchant bien, elle finira par me trouver.
Moi,
je reste immobile. Si je bouge, si je me manifeste, si je frémis,
elle me trouvera tout de suite. Donc, je reste là, sans rien
faire.
Elle,
elle s'agite. Je l'appelle Lucie. C'est peut-être son nom, mais
je n'en suis pas certain. C'est le nom que je lui donne. Je peux
me dire en moi-même:
―
Lucie, cherche-moi, tu ne me
trouveras jamais.
Ce
n'est pas cruel. C'est seulement la vérité, la simple vérité
que j'ai la tristesse de connaître et qu'elle a la joie
d'ignorer.
Lucie
s'agite. Elle ouvre les dictionnaires, les plus gros qu'elle peut
trouver. Elle cherche du doigt le mot plaisir,
puis le mot trouvaille,
puis le mot volonté. De
volonté, elle glisse à volupté,
et là elle s'arrête un instant. Elle répète en elle-même ce
mot qui la froisse. Elle le dit à haute voix peut-être.
―
Volupté.
Elle
le déteste. Il lui lance des frissons dans l'échine. Elle sent
qu'il est méchant. Il commence bien. D'abord, il amadoue la
bouche dans un chuintement doux, il adoucit les lèvres et les étend
dans un sourire.
―
Volu…
Il
se présente affectueux et doux, un peu piquant, comme un alcool
suave et corsé.
―
On se laisse envoûter, se dit
Lucie.
Mais
il se raidit soudain. Il se dresse et il vous crache à la figure.
―
…pté.
Il
finit du bout des lèvres et le nez pincé, dans le dégoût, dans
le mépris.
Elle
répète à voix haute:
―
Pté, pté, pté. Voo…
luu… pté.
Plus
elle le répète et plus le mot lui dévoile sa laideur. Elle est
surprise. Elle est déçue. Elle découvre des profondeurs qu'elle
n'attendait pas, qu'elle ne cherchait pas. Elle fait la moue. Elle
se dit qu'elle vivra sans ce mot-là dorénavant, que plus jamais
elle ne dira volupté.
―
Même sans le mot, il me restera
la chose, se dit-elle pour se rassurer.
Son
doigt glisse sur la colonne de mots. Elle tourne les pages. Elle
trouve le mot voyage.
Tout de suite elle se sent mieux.
―
Voilà un mot qui soulage,
dit-elle, un mot de douceur, un mot souple et rond, un mot qui
respire, qui coule comme un fleuve lent. Voyage. Vouaa…yaaj. Un
mot fait d'un élan d'abord, puis d'un glissement, et du murmure
enfin des terres lointaines, vastes et fruitées.
Elle
le répète, à voix haute et à voix basse. Elle le murmure. Elle
l'apprivoise. Plus elle le répète et plus il se colore. Elle le
regarde. Elle le prend dans la main, elle le lève à la hauteur
de ses yeux pour le faire tourner devant elle, comme une boule de
verre, comme un diamant démesuré.
Le
mot brille et brûle. Il miroite. Il scintille. Il parle de la
voix des sirènes. Il désigne le portail de la liberté.
Elle
lui sourit. Pour un instant, ils partagent un peu de bonheur.
Dans
le voyage, les couleurs sont différentes, et l'ennui moins fatal.
Elle voit les prairies interminables, les collines boisées, les
allées d'eucalyptus. Elle distingue le fleuve encore bleu dont
les eaux s'épaissiront de limon au prochain affluent. Elle devine
au loin le pont par lequel elle est venue. Ici, le ciel est plus
large qu'ailleurs. Il est plus grand sur sa tête, et les nuages
s'effilochent en traînées plus lointaines.
Lucie
ne voit rien de tout ça. Mais elle sent les alentours de la
petite ville. Elle les perçoit dans chaque mouvement de son
corps. Elle ne sait pas que c'est moi qu'elle cherche. Elle va le
comprendre peu à peu.
Elle
marche sur les pavés ronds. Il y a là une place qu'il faut
visiter, dit-on. C'est en haut de la rue, un peu à gauche. Elle
sait qu'elle trouvera. Mais ce n'est pas ça qu'elle cherche. Ce
n'est qu'un après-midi de voyage, un dimanche peut-être, un
instant volé à la fureur des heures. À côté d'elle il y a
quelqu'un, à la fois sourire et indifférence. C'est n'importe
qui, un compagnon de voyage, un collègue de passage. Ce n'est ni
l'amour, ni la haine, ni l'amitié, ni même l'indifférence.
C'est comme une partie du paysage. C'est un passant qui marche
avec elle, une portion du monde qui avance à ses côtés. Ce
n'est pas lui qu'elle cherche. Elle l'appelle Déo, par dérision.
Il la laisse faire.
Il
s'est attardé devant un marchand ambulant. Elle a crié qu'elle
n'avait pas soif. Elle a continué son chemin, heureuse de marcher
un peu après tant de route. Elle a passé un premier carrefour,
puis un deuxième. Des platanes fatigués bordent la rue. Déo
souffle un peu pour la rattraper, sa bouteille en plastique à la
main.
―
On aurait pu prendre la voiture,
non?
―
Si vous voulez, dit-elle, mais
moi je préfère marcher.
―
De toute façon, ça ne peut pas
être bien loin, dit Déo pour se faire une raison.
Rien
n'est jamais très loin. Mais ça ne suffit pas pour que Lucie me
trouve. Je suis tout près d'elle, sûrement. Elle me cherche et
elle ne me trouve pas. Je me demande parfois si elle me cherche
encore.
Ils
sont arrivés sur la place. Elle est carrée. Il y a une fontaine
au centre, des allées en étoile, des arbres, de l'herbe. La
fontaine est vide et silencieuse. On ne voit personne nulle part.
Il y a des feuilles mortes au pied des arbres. L'herbe est jaune.
On est au printemps pourtant.
―
Mais tout est trop vieux,
se dit Lucie. Le printemps n'arrive plus jusqu'ici.
La
place est entourée de maisons d'un seul étage, en pierres
cossues, aux fenêtres barrées de fer.
―
Deo gratia,
dit Lucie. C'est donc ça que nous sommes venus voir.
Déo
fait la moue. Il ne proteste pas. Il sait qu'il subira cette
plaisanterie jusqu'à la fin du voyage, il a choisi de faire la
sourde oreille.
―
C'est ici que nous sommes venus
marcher, corrige-t-il.
Aux
quatre coins de la place, des rues partent, toutes semblables,
s'enfoncent dans la ville, la dessinent et finalement l'oublient
dans les campagnes avoisinantes. La fontaine est le centre du
grill. Elle a été jadis le coeur du monde, l'âme de la ville,
le but des promenades du dimanche, l'endroit où chacun devait
voir et être vu. Elle a été le rêve de tous ceux qui ne
pouvaient pas s’y rendre, l’orgueil de ceux qui y parvenaient,
l'angoisse des jeunes filles. Mais le rêve s'est effacé peu à
peu. Il s'est vidé. Il n'a laissé derrière lui que la carcasse
vide de quelques maisons de poupée.
Un
cycliste passe devant eux, dans le sens interdit. Pendant un
instant, la place est remplie des vibrations du garde-boue et du
frottement de la pédale contre le cadre. Le cycliste porte une
casquette brune.
C'est
peut-être moi qui passe. Si c'est moi, elle ne me retrouvera
jamais. Je serai apparu sans prévenir du fond de la place,
j'aurai passé dans un bruit de métal mal vissé, j'aurai disparu
dans la pente avec le sifflement des freins sur la roue légèrement
voilée. Elle ne saura ni d'où je viens ni où je vais, elle ne
saura pas où me chercher. Elle ne saura pas qu'elle pouvait me
trouver. Si c'est moi qu'elle cherche, elle ne le saura jamais.
Elle
s'approche de la fontaine. Elle s'assied sur le rebord. Il y a des
oiseaux dans les arbres et les buissons, des moineaux, les mêmes
moineaux que partout. Ils volettent, ils pépient. Ils sont chez
eux. Ils regardent, ils sautillent. Ils voient Lucie assise et Déo
qui la rejoint. Des gens de partout, se disent-ils, les mêmes que
partout. Ils sont de plus en plus rares ici. Ils viennent se poser
près d'elle. Ils avancent avec prudence, par saccades. Ils
prennent le temps de vérifier avant chaque saut. Ils la regardent
en inclinant la tête. Le moindre mouvement peut les chasser.
Elle
les regarde aussi. Elle a le sentiment qu'ils lui rappellent
quelque chose, un souvenir lointain, un vieux devoir oublié,
quelque chose qu'elle devait faire et qui s'est évanoui dans la
bousculade, quelque chose qu'elle a délaissé au fil des jours.
Elle ne bouge pas.
Les
moineaux trient les brindilles de leur bec, puis inspectent les
alentours, sautillent et recommencent.
Déo
vient s'asseoir à côté d'elle, et tous les moineaux s'envolent.
Ils se posent quelques mètres plus loin. Il boit un peu d'eau. Il
en propose à Lucie. Elle refuse. Les moineaux reviennent, l'un
après l'autre. Elle se rappelle qu'elle me cherche. Elle sait que
je suis quelque part, à la fois bien visible et dissimulé. L'un
des moineaux s'approche d'elle un peu plus que les autres. Plus
audacieux, plus affamé, plus confiant ou plus distrait, personne
ne le sait. Pendant un instant, Lucie croit me voir. Je serais
dans ce moineau, tapi, à l'affût, prêt à livrer mon secret. Ou
je serais ce moineau lui-même, et il suffirait de m'attraper.
Elle
hésite une seconde. Son regard se trouble. C'est le chasseur qui
se réveille. Elle s'élance brusquement. Tous les moineaux
s'envolent. Elle reste là, debout, à un mètre de la fontaine.
Ils sont réfugiés dans les buissons, d'où ils la regardent de
leur air perpétuellement narquois.
―
Oui, ils sont crispants, dit Déo.
Lucie
le regarde. Crispants, c'est le mot. Soudain tout lui semble
crispant, cette place, cette ville, ce silence dont rien ne
sortira, cet homme assis avec sa bouteille d'eau tiède, ce trajet
qu'ils auraient pu faire en avion, ce dimanche pourri, ce ciel
bleu aux nuages infiniment allongés. C'est qu'elle ressent de
nouveau l'urgence de me trouver. Elle la surprend partout,
puissante, exigeante, où qu'elle se tourne. Et cette urgence la
brûle. C'est un besoin cannibale.
―
Crispant, Déo. Je vais vous
manger tout cru.
Elle
éclate de rire. C'est un frémissement qui la prend des chevilles
à la tête.
―
Vous avez raison, dit Déo.
Allons voir si ce musée est ouvert, et ensuite on mangera quelque
chose avant de repartir.
Et
que ferons-nous de mon urgence? se demande Lucie qui la sent
faiblir déjà. Il se lève. Il marche en direction d'une maison
à l'angle de la place.
―
Ça doit être fermé de toute façon,
dit-il.
Une
urgence qui s'efface aussitôt née? Ce serait là peut-être que
je me cache, dans cet instant qui fait bouillir le sang, dans cet
élan? Et pour m'attraper, alors, il faudrait saisir d'un coup de
griffe cette chose fugace? Ce serait ça, la recette?
Elle
se trompe. Si elle me connaissait, elle saurait combien elle se
trompe. Mais plus elle m'invente et moins elle saura me reconnaître.
Lucie s'éloigne de moi. Lentement, je peux sortir de ma cachette.
―
Dans ce pays, les musées sont
toujours fermés quand on veut les visiter. Alors, imaginez,
Lucie, quand on n'en a pas même envie…
Elle
fait un tour sur elle-même, comme une danse de petite fille au
milieu de la place. Elle chasse du pied les feuilles mortes du
nouveau printemps. Elle abandonne l'idée qu'il puisse y avoir une
recette pour me trouver. Nous revoici au point de départ. Elle me
chasse de son esprit. Elle suit Déo. Il arrive sur le trottoir,
devant la grille de la maison.
Et
si c'est lui que j'étais? Si dans l'embarras des jours de pluie,
c'est là que je me cachais? Non, je ne suis pas si cruel. Je lui
laisse une chance de me trouver. Je ne me cache que là où elle
pourrait me trouver si elle essayait un peu. Je ne suis pas
facile, c'est vrai. Mais je ne suis pas si difficile non plus.
D'autres ont su me débusquer, n'est-ce pas? Alors, pourquoi pas
Lucie?
―
Fermé, forcément, dit-il.
Ouvert de dix-sept à vingt heures.
Il
se penche vers l'une des fenêtres. Un carreau est fendu. À l'intérieur,
il distingue quelques vitrines sombres contenant des objets de métal,
la frange alourdie d'un drapeau, quelques animaux empaillés. Le
bric-à-brac des petits musées d'histoire nationale des villes désertées.
―
Dommage de rater ça, dit-il. Ça
semble plein de solennité poisseuse et de vraie tristesse.
―
Oui, dit Lucie qui se penche
aussi pour voir l'intérieur du musée à travers son reflet dans
la vitre. Et je devine l'odeur.
Ils
restent là un instant. Elle ne s'occupe plus de moi. Je quitte ma
cachette, je m'aventure à l'air libre. Je gonfle, je respire, je
dégage les senteurs anciennes et j'en prends de nouvelles. Je me
transforme. Si j'étais lisse, je me flétris. Si j'étais gris,
je deviens bleu. Si j'étais piquant, je deviens suave. Si j'étais
grave, je deviens strident. Si j'étais de rose, je deviens de
cendres. Et tout neuf, je me cache à nouveau. Je suis la fraîcheur,
le sourire aux lèvres, la joie de savoir qu'elle va me trouver
bientôt.
Lucie
ne fait rien d'autre. Elle apprend à déjouer mes stratagèmes.
Et elle m'aime autant que je l'aime.
―
Allez, dit-elle en se redressant.
Ça nous a fait du bien de marcher un peu. On achètera des
sandwiches pour la route, d'accord?
Elle
est pressée de me retrouver. Elle veut continuer le voyage pour
être plus tôt vers moi.
Déo
acquiesce. Va pour le sandwich. Il est flexible. Il s'ennuie lui
aussi. Peut-être que lui aussi est à la recherche de quelque
chose de caché. Mais ce n'est pas moi.
Moi,
seule Lucie peut me trouver, personne d’autre.
Ils
traversent la place de nouveau. Ils passent la fontaine et ils
continuent. Certains arbres sont en fleurs. Il y a une douceur
ici, qui est un mystère. Lucie la respire. Elle s'interroge. Elle
l'aspire avec plaisir. Et puis elle passe son chemin aux côtés
de Déo. Le parfum disparaît. Ils ne parlent pas. Ils n'ont pas
grand-chose à se dire. Encore trois ou quatre heures de route.
―
Nous arriverons avant la nuit,
dit Déo. J'aime mieux ça.
Ils
sont maintenant dans la rue pavée qui descend vers la nationale.
Ils marchent au milieu de la chaussée. Leurs pas sont seuls à
l'horizon. Le marchand de boissons est assis sur un tabouret au
bas de la pente, devant sa carriole.
Ils
entendent un bruit familier, le frottement régulier de la pédale
contre le cadre de la bicyclette, les vibrations de toutes les pièces,
le tintement irrégulier de la sonnette qui vibre sur les pavés.
Le cycliste à casquette brune débouche du dernier carrefour dans
son modeste vacarme. Il est encore dans un sens interdit. Il
zigzague un peu sur les pavés pour éviter les trous.
Quand
il voit les deux voyageurs, il s'arrête avec un sifflement aigu.
Il met pied à terre. Il enlève sa casquette. Il salue. Le geste
est exagéré. Il peut avoir trente ans. Il ne dit rien. Lucie lui
répond.
―
Bonjour, monsieur.
Il
remet sa casquette. Déo le salue à son tour, sans ouvrir la
bouche. Ils ne se sont pas arrêtés. Le marchand ambulant regarde
la scène d'en bas. Ils arrivent au carrefour. Lucie regarde le
cycliste. Elle se demande si je suis là. Elle se dit que c'est
impossible. Je ne lui ferais pas ça. Non, pas dans un cycliste de
passage.
L'homme
à casquette est maintenant debout à côté de son vélo. Il le
prend par la barre, il le retourne sur la rue. Il l'enfourche de
nouveau. Il met le pied à la pédale. Il tient le guidon de la
main gauche, et de la main droite, en regardant Lucie derrière
lui, il soulève une nouvelle fois sa casquette, il la tient à
bout de bras théâtralement en donnant un grand coup de pédale
du pied gauche. Il est instable. Il va se casser la figure, se dit
Déo. Il se rétablit avec souplesse. Déo est surpris. Il s'en va
par où il venait.
―
¡Adiós,
amigos!
Il
s'en va, sa casquette en étendard. Lucie fait un pas vers lui.
Elle croit que c'est moi. Pendant un instant elle me distingue
nettement. C'est moi, sans aucun doute. Quoi d'autre? Rien
d'autre. Ça ne peut être que moi. Je suis ce qu'elle cherche, et
ce qu'elle cherche est là, sur ce vélo, dans ce vélo, dans la
casquette, dans le mouvement, sur la casquette, dans les cheveux
fous qui flottent au vent, dans l'odeur, dans l'heure, dans le
lieu, dans la rue, ici. Elle y croit. Elle me voit. Elle fait un
geste, elle s'élance.
Puis
elle s'arrête. Elle me perd. Déjà elle doute. Je me suis refermé,
comme une fleur à la nuit, comme un coquillage. Je me suis rétracté.
C'est ce qu'elle croit. Elle a cru que je me cachais là et que je
m'enfuis déjà.
Elle
ne peut pas me suivre. Si je suis sur ce vélo, si je suis dans
cette rue, si je suis ce qu'elle a cru voir, elle ne me suivra
jamais.
―
Adiós,
dit-elle en direction du cycliste, avec un peu d'ironie. Adiós.
Et
tous les bruits s'éloignent, le tintement de la sonnette à
chaque secousse, la vibration du pare-boue, et disparaissent au
prochain croisement.
Déo
est en train de demander au marchand où il peut trouver des
sandwiches. Il dit à Lucie de l'attendre.
―
Jambon fromage, lui crie-t-elle.
Avec des rondelles de tomates, si possible.
Il
disparaît dans une épicerie.
Elle
ferme le dictionnaire. Vouaa…yaaj. Elle répète le mot une
dernière fois. Il lui peint des ciels différents peut-être,
mais il ne l'approche pas de moi. Elle le sait bien. Je crois
qu'elle le sait. Il ne l'approche pas, et il ne l'éloigne pas. Je
me cache dans les voyages comme partout.
Je
reste immobile dans la distance qu'elle parcourt. Parfois, pour
m'amuser, pour jouer avec elle, je bouge une oreille. Dès qu'elle
m'aperçoit, je cesse de bouger, et elle ne me voit plus. Elle
s'affole, elle cherche. Je ris sans bruit. Puis elle renonce. Et
je retombe dans ma tristesse.
Parfois
la nuit, je lui lèche doucement les ailes du nez dans son
sommeil. Elle ne réagit pas d'abord, et puis quand j'insiste,
elle grogne un peu, et sans se réveiller elle met une main sur
mon dos, elle me caresse doucement, elle me prend pour un chat.
Alors je glisse et je disparais, je m'évade, je m'évanouis dans
son désir de me trouver ou dans mon désir d'être trouvé. Elle
ne se souvient pas de moi. Elle n'a pas même besoin de m'oublier.
―
Volupté. Opter. Aptitude.
Elle
essaie de sourire, mais ces mots la blessent. Ce sont les mots de
la brusquerie, de la trépidation. Elle les sent déchirés,
bousculés. Elle les déteste et elle les regrette. Elle les
chasse et elle voudrait les consoler.
Elle
sent l'appel de mille absences lointaines, broyées dans des
urgences factices. C'est moi qui l'appelle encore. Elle le sait.
Elle me redoute. Elle redoute la tempête quand je me fais tempête.
Elle s'approche pourtant, et je me calme. Elle me perd de vue
encore. Je lui échappe encore.
Lucie
me cherche. Elle ne me trouve pas. Alors elle oublie. Pendant des
semaines, elle se passe de moi. Puis elle me cherche de nouveau.
Elle est fatiguée. La vie est cruelle.
―
Montre-toi, me dit-elle d'une
voix triste.
Je
ne peux pas résister. Je me montre. Je brille autant que je peux.
J'essaie d'attirer son regard. Je crois qu'elle me voit.
―
Montre-toi, répète-t-elle.
Elle
ne m'a pas vu.
―
Je suis là. Me voilà.
―
Mais non, pas toi. Retire-toi.
Va-t'en. Tu vois bien que tu me déranges.
Je
m'éteins. Je me referme. Je sais bien pourtant que c'est moi
qu'elle cherche. Mais il est trop tôt, elle ne le sait pas
encore. Il faut patienter. Je me cacherai mieux, chaque jour un
peu mieux, chaque jour plus profond, jusqu'à ce que je sois assez
ténu pour qu'elle découvre enfin que c'est moi qu'elle cherche.